Alia

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Quelle heure est-il ? La lumière pâle envahit froidement ma chambre. Le soleil est au zénith. Le feu crépite et mes loups m'enveloppent chaudement. Ma main hésite de fourrure en fourrure. Que cherchè-je ? Je suis seule. Je m'extirpe avec regret de ma couche. Tiens, juste en chemise de lin. Voilà qui n'est pas habituel. Mes idées ont du mal à se rassembler. La chronologie de la nuit dernière n'arrive pas à faire un ensemble cohérent. Tout est si flou à présent, en morceaux. Holà ! Je ne tiens pas debout. Prise de vertige, chaque muscle déchiré par une douleur effroyable, je dois m'asseoir. Psyché me dévisage inquiète. Je lui demande d'approcher. Un bon repas et tout ira pour le mieux. Pas de quoi s'affoler ! En revanche j'aimerais tant qu'elle me raconte.

Ses signes sont imprécis, agités ; nous n'avons pas de code pour ce qui s'est passé. Où est Iolass ? Je suis à peu près sûre de ne pas l'avoir congédié ? Dans l'andréion ? Un sentiment profond d'abandon m'envahit. Qui est venu le chercher ? Pourquoi tant d'accablement ? Je suis ridicule. L'air sévère de ma compagne m'intrigue. Je fais un effort mais rien. Ma mémoire me joue des tours. Il ne me reste rien ! Rien que le visage trop mâte d'un enfant aux yeux noirs. L'angoisse annihile tout mon être. Pourquoi ? Au nord ! Une présence ? Où ? Voilà que je me retourne d'un bond, apeurée par je ne sais quel fantôme. Un geste inconsidéré, irréfléchi, je perds toute raison. J'avale rapidement une deuxième galette de blé, m'habille chaudement et pars vers le temple d'Artémis. Je veux voir Cyrène.

Isoha a donné ses ordres. Je suis attendue de pieds fermes. Une jeune novice me conduit sans ménagement au chevet de mon amie. Elle dort tranquille. Un premier mouvement me fait craindre le pire mais sa respiration siffle encore. Je m'assois à ses côtés, attendant son réveil. Sa chambre a la sobriété austère des dortoirs du temple. Un lit de bois clair, une chaise, une table, un coffre de rangement. Rien d'autre, excepté une bourse. Ma bourse ? Celle où j'avais rangé mes trouvailles pendant ma petite visite nocturne. Où ? Comment ? Qui l'a faite porter ici ? Iolass ?

_ Méphistès me l'a rendue, annonce Isoha en pénétrant dans la pièce ma ceinture à la main.

_ Méphistès ? bafouillè-je montrant ainsi que je ne maîtrise pas les événements de la veille.

_ La chasse me semble avoir été bonne, continue-t-elle. Tant mieux car ce poison-là n'est pas le bon. Sans doute terrible mais tu penses en Amazone, pas en Hyksos.

_ Tu...

_ As fait l'antidote, interrompt-elle. Psyché m'a montré ta recette. Croyais-tu que j'aurais tué ton amie ?

Je baisse les yeux. Oui, je l'ai cru. J'en étais même sûre. Elle sort avec l'air indéchiffrable que donne la déception. A-t-elle des regrets ? Mon manque de confiance l'a affectée. Je veux m'en convaincre.

Cyrène est réveillée à présent. Elle veut parler mais je me précipite :

_ Je suis désolée !

_ Je n'ignorais rien de ce que la Grande Prêtresse avait prévu. J'avais le choix, murmure-t-elle exténuée.

Je reste là, interdite, incapable d'ajouter un traitre mot. Suis-je moi capable d'un tel sacrifice ?

_ Repose-toi. Je vais te faire ramener au palais, tu seras mieux.

J'essaie de sourire mais, en fait, je suis pitoyable. Je devrais lui dire qu'elle compte, qu'elle est l'égale de Tirésias, une sœur mais, à la vérité, je ne l'ai jamais considérée comme telle. Enfin, si, mais une sœur inférieure.

Je bats en retraite et quitte rapidement le temple. Jamais ma solitude ne m'est apparue si grande. Jamais je ne me suis sentie si vide, si détestable. Des images reviennent par vagues, cruelles et terrifiantes. Elles s'effacent aussitôt. Je perds pieds. Je m'y noie. Mon esprit me torture.

Il me faut des réponses. Je cours à perdre haleine. Jamais le temple ne m'a paru si haut, si lointain. Sous le ciel plombé de cette journée maussade, ses rayonnements sont éteints, gelés dans un carcan de grisaille. Triste et terne, il n'apaise pas mon humeur. Je pousse sans attendre l'autorisation des serviteurs la lourde porte et crie le nom de mon frère à plein poumons.

_ Je t'attendais...

Sa présence soudaine derrière moi me fait sursauter :

_ Que s'est-il passé hier soir ? Que s'est-il passé ? Qu'as-tu vu ?

_ Je n'ai rien vu, corrige-t-il serein. Ce n'était pas ma vision. C'était la tienne.

C'est comme un éclair. Tout me revient d'un coup, vision sur vision. Je vacille. Non, je ne peux pas. Les images s'évanouissent à nouveau laissant derrière elle une angoisse amère. Je ne parviens pas à les retenir. Je deviens folle !

_ Je suis navré. Tu n'es pas prête.

_ Je ne peux pas, je n'ai pas de vision, gémis-je douloureusement sentant ma tête prête à exploser.

_ Je crains que si, se moque-t-il.

_ Tu les as vues ?

Il ne répond pas. Son air est grave. Ce serait logique : je vois les siennes quand elles me concernent. Pourquoi en serait-il autrement ?

_ Tu les as vues ? Que signifient-elles ? Je n'arrive même pas à m'en souvenir.

_ Je ne peux pas t'aider, décline-t-il désolé.

_ Pourquoi ?

Je suis au comble du désespoir et lui qui ne répond pas. Il n'a pas le droit. Il doit m'aider. C'est le seul sur qui je puis compter.

_ Je ne les ai pas vues. J'ai perçu leur présence mais pas leurs signes, encore moins leur message.

_ Ce n'est pas possible, me révoltè-je. Je dois comprendre.

_ Tu dois surtout les accepter.

Ce n'est plus le frère qui a parlé. C'est le prêtre.

DélugeOù les histoires vivent. Découvrez maintenant