Iolass

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Prévenir Méphistès ! Oh oui, j'irai le prévenir, deux fois plutôt qu'une. Mon très cher frère me doit bien quelques explications sur sa trop chère sœur. Quel traitre ! Comment ai-je pu être aussi stupide ? Comment mon père a-t-il pu parier sur une telle bêtise ? Je suis donc un gamin sans cervelle, un simple pantin entre leurs doigts. Je ne décolère pas. Pourquoi mon père n'a-t-il pas préféré la confiance ? Mis au courant, j'aurais affronté Alia autrement le premier soir. Elle serait déjà sur l'Atlantide. Mieux, pourquoi ne pas avoir levé l'ancre alors qu'elle soignait les nôtres sur nos vaisseaux. Sa majesté est prête à sacrifier son fils, mais pas à déclarer la guerre. Les Amazones auraient foncé sur nous, Alia elle-même aurait résisté. Elle a une perle de la mort à la ceinture ; le risque était trop grand qu'elle ne s'en serve. Cela se serait terminé en carnage. Ce n'est sûrement pas le sens de l'oracle. Mon père a donc préféré la ruse. Mais je reste aveugle. Même pour Alia, ses prophéties n'ont aucun sens.

Le lendemain, son visage a pris une dureté que je ne lui connais pas. Elle revêt sa tenue de chasseresse, ne s'alimente que du bout des lèvres, siffle le rassemblement de sa meute et lance son cheval à vive allure. Je n'ai pas intérêt à demander mon reste. Elle a certes abandonné son obsession du nord et rentre sur Thermiscyre, mais elle ne tue pas ma monture uniquement grâce à l'intelligence de son coursier qui ménage à son congénère des périodes de récupération.

Jetés au galop à travers l'arrière-pays, nous traversons les plaines agricoles nues en suscitant l'inquiétude de plusieurs troupes de guerrières chargées de la sécurité des grandes fermes. Alia balaie tout cela sans ménagement de son identité princière. C'est la première fois que je la vois faire preuve d'autorité. Je ne m'interpose pas. Inutile de vouloir modérer sa détermination, elle n'écoutera personne. Je dois biaiser et plaider la cause de nos compagnons équestres pour obtenir qu'elle fasse halte pour la nuit. Même à ce rythme, une autre journée de route sera de toute façon nécessaire. Alia évite les grandes exploitations où sa présence déclencherait protocole et cérémonie. Un petit moulin hydraulique, bien entretenu, nous sert de refuge. Seules quatre femmes et huit esclaves vivent ici dans un confort rustique. Alia voudrait profiter des écuries mais elle ne peut refuser l'hospitalité de la chef de famille. Je comprends que le moulin se transmet de mère en filles car ce sont bien ce que sont les trois plus jeunes. Alia est trop froide pour permettre à ses hôtes tout espoir de conversation. Mais la chef de famille, une robuste colosse, à la tête chenue, semble le comprendre très naturellement. La partie d'habitation n'est composée que d'une grande pièce en terre battue, près d'une cuisine sombre d'où monte un escalier qui dessert quatre chambres à l'étage d'un plancher disjoint. Des esclaves déposent sur une grande table brute un repas frugal et chacun nous laisse seuls. On paraît trouver normal de me laisser avec elle. J'avoue qu'en de telles circonstances, je ne sais trop comment me comporter. Aux regards insistants et amers des hommes des lieux sur mes poignets, je comprends qu'il serait plus raisonnable de remettre les bracelets de ma marque. Je ne suis pas dans l'andréion, je suis comme eux, pas un esclave princier, pas une prise de choix, juste un esclave. Alia me voit faire sans un mot, sans un regard. Je dois pourtant la forcer à tisser le lien à nouveau. Je dois faire mouche à coup sûr sinon elle s'éloignera davantage. Ce n'est plus possible. J'ai besoin de son aide désormais. Une idée fort simple m'inspire. Elle a tenu à connaître le deuxième oracle, il n'est que justice que j'en sache plus sur le premier. Elle hésite un instant et me livre tout jusque dans ses moindres détails : ce que je sais du nord bien sûr, et de l'enfant mais aussi les circonstances de cette scène, la mission de Démétrius, ses soupçons à l'égard des Amazones, la vision dans le feu, les sauterelles, le sang...

Et bien, nous en sommes à trois prophéties maintenant. Il faudra peut-être que cela s'arrête ou ma princesse va faire de l'ombre à la Pythie. Je lui arrache un sourire ironique. D'accord ma blague est minable mais un sourire, ce n'est déjà pas si mal.

_ Bon, celle-ci me semble plutôt claire. Vous allez subir une invasion, déclare-je.

_ C'est ce que je crois également. Reste à savoir qui est notre ennemi.

_ Ce n'est pas évident ? Les Hyksos.

_ Pour un atlante sans doute, modère-t-elle, mais le roi est venu en paix et a repris la mer de même.

_ Bien sûr ! C'est par hasard que tu as eu ta vision sur son navire.

_ Peut-être. Il est difficile de voir en cette visite les prémices d'une invasion.

_ Certes, si on exclut le fait qu'il t'ait demandée en mariage, ironisè-je satisfait.

_ N'importe quoi !

Ce n'est pas de l'indignation ni même de la fureur, non juste une idée impensable. Elle n'a pourtant pas eu à en discuter grâce au refus catégorique de son aînée et de sa mère. Voilà qui la laisse perplexe.

_ Allons, interviens-je, le mariage n'est sans doute pas si loin de ce que nous vivons. Le plaisir en plus.

_ Tiens donc ! À la différence que tu serais le maître et que je devrais à chaque instant consentir à mon esclavage. C'est bien ça ?

_ N'est-ce pas mon cas ?

_ Rien ne t'oblige à y consentir. En ce moment, sur l'Atlantide, chacun doit te plaindre, se lamenter sur ton sort effroyable, imaginer comment t'en sortir. Si je devenais ton épouse sur ton île, loin de me plaindre, ils haïraient mes désirs et mes libertés.

Très juste. Je ne réplique pas. Elle n'a que trop raison. Elle quitte la table et se couche sur la banquette que l'on a aménagée pour elle. Soucieuse, elle se prive de sommeil mais qu'importe. Elle rentre, c'est déjà ça.

DélugeOù les histoires vivent. Découvrez maintenant