Iolass

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Obéir en esclave ne se décrète pas. Cela s'apprend dans la douleur et le renoncement. J'en sais quelque chose. Ces hommes-là n'obéissent pas. La haine trahit leur condition. Ils lui auraient bien arraché l'enfant à coup de haches mais ils se sont contenus. Car tel est le plan, les ordres. Pourquoi ? Alia n'est censée ne se douter de rien. Quoi que je fasse, je ne décèle aucun signe de la part des Amazones. Elles ont renoncé, ça n'a pas de sens ?

Chacun retourne à sa monture. Alia rassure Bélérophon. Le lien qui unit ces deux là est fascinant. Symbiose presqu'aussi parfaite qu'avec Akra ou Ilia. Nous quittons le fort, les loups nous rejoignent. Alia n'a pas jugé bon de les faire entrer dans la garnison. Maintenant, je comprends pourquoi. Elle sait depuis toujours. Ce voyage n'est qu'une simple vérification. Cernés par la meute, par cinq représentants des Amazones, les gardes hyksos n'en mènent pas large. Contraints à l'infériorité numérique, ils patientent.

Nous prenons le chemin de la forêt vers le nord, où finissent les montagnes de l'est. Au-delà de la crête, le royaume de nos ennemis. Alia sait parfaitement où se diriger. Au bout de la piste, un vieux temple en bois achève de s'effondrer. Elle envoie ses loups en éclaireurs. Ils encerclent la bâtisse mais nul ne sort. Akra hurle à la mort. Alia se raidit et double l'allure. Je tente de la suivre. Elle descend de cheval et entre dans une sorte de cabane branlante, mal construite sur un mur arrondi du temple. Je m'engouffre à sa suite. L'odeur y est insupportable. Des vapeurs de plantes se mêlent à des moisissures dans une chaleur étouffante. Tout ici est crasseux et misérable. Alia est passée dans un réduit isolé d'un drap de laine sans couleur, rapiécé de toute part. Sur une paillasse humide, une très vieille femme au front fiévreux s'efforce de la reconnaître. Sa voix se perd dans le fracas des armes qui veulent prendre possession des lieux.

_ Fais-les sortir ! m'ordonne-t-elle.

Je dois y mettre suffisamment de conviction car ils reculent sans demander leur reste. Baal me comprend d'un mot.

_ Reste avec elle, je me charge d'eux. Ils seront sages.

Je n'ai pas le choix mais, avec l'aide des loups, ils devraient se tenir à l'écart. Nous sommes seuls. Alia tient la main de la vieille amazone mais ses yeux sont clairs. Bon, elle n'appelle pas les voix d'Hadès ; c'est déjà ça. L'exploit de tout à l'heure m'a laissé un goût amer. Certes personne n'a compris ce qu'elle faisait, c'est allé trop vite. Les Hyksos ont sûrement pensé à un moment d'égarement maternel dû à la surprise de l'accident. Mais, moi, je sais qu'elle a arraché des informations à la mémoire de cet enfant. Vue la haine qui s'en est suivie, je doute que l'histoire était plaisante. Grâce au lien qui nous unit, j'ai eu une idée assez nette de la peur de cet enfant. Vraiment, je n'aime pas cela.

_ Sur les étagères, souffle-t-elle en ma direction, deux pots aux marques hyksos. Tu les vois ?

La vieille femme parle une langue que je ne maîtrise pas, une sorte de langage ancien, connu sûrement des seules initiées. J'ai du mal à repérer ce qu'elle cherche. Tout ici n'est que fatras, des bouteilles de verres ébréchées, des creusets, des sacs de cuir poussiéreux, des feuilles, des fleurs séchées, des peaux dont je ne peux identifier les propriétaires d'origine, des fioles, des boîtes, des poudres... Puis dans le fond d'une étagère bancale, deux pots parfaitement identiques, de terre cuite, marqués du glaive des Hyksos, l'un avec une fleur, l'autre... Je ne devine pas ce signe.

_ Des racines, répond Alia quand je lui montre.

Elle me les prend des mains et les présente à la mourante qui acquiesce dans un râle. La princesse n'en demande pas davantage. Elle les cache dans une gibecière, trouvée là à l'occasion. Elle croise le regard de la vieille et gante sa main droite. Elle saisit une boîte aux formes trop claires pour moi. Les paroles qui s'échappent doucement de sa bouche me sont familières. Elle saisit la petite boule nacrée et lisse. Je pose ma main sur son épaule pour la retenir.

_ Don contre don, dit-elle sans retirer ma main. Si elle en avait eu la force, elle l'aurait faite elle-même.

Ses yeux sont si tristes. Comment la laisser seule ? Je revois cette jeune femme au chevet de mes amis. Le dégoût qu'elle en a éprouvé ; il est toujours là. Pourtant sa main ne tremble pas. La bouche de la vieille attend avide la délivrance. La mourante suce la perle avec gourmandise. Ses yeux se tournent vers moi, puis vers sa jeune bienfaitrice. Elle s'apaise. D'une voix claire, limpide, dans cet amazone que je comprends, elle murmure :

_ Les voix d'Hadès sont une prison. Le futur ne se décide pas. Il se dérobe à nos yeux. Toujours menteur.

La paralysie la vainc. Son dernier souffle l'emporte. Alia reste un instant, silencieuse. Elle se débat. Colère ! Elle l'étouffe. Haine ! Elle verra cela plus tard. Douleur ! Pas le temps. Tant de solitude. Je voudrais lui crier que je suis là. Mais il est trop évident qu'elle n'est pas prête. Elle ne veut pas de moi, pas encore. Je quitte la masure.

Chacun dehors se redresse. La patience de nos espions a des limites. Mon signe de la tête, mon expression douloureusement fermée ne leur permettent aucun doute. Les trois Hyksos arborent un sourire satisfait qu'il m'est difficile de ne pas leur faire ravaler. Mais Alia sort déjà, un flambeau à la main. Elle jette rageusement sur les murs plusieurs pots poisseux puis les embrase. Très vite, il ne reste plus rien. Dans un silence assourdissant, nous regagnons le fort. 

DélugeOù les histoires vivent. Découvrez maintenant