Chapitre 5 *

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Il me salue poliment et s'éloigne pour répondre à la sollicitation d'un de nos camarades, me laissant seule devant le buffet.

Immobile, simplement à le fixer, j'étudie l'énergumène et surtout, j'essaye de comprendre les émotions qui m'ont traversées. Pourquoi cette interaction avec cet homme m'a-t-elle fait tant de bien ?

J'y ai presque vu de la bienveillance.

C'est étrange, ces préjugés que nous avons toujours en fonction du physique d'une personne. En le rencontrant la première fois, je m'attendais à de la noirceur ou de la colère, mais lui parler casse le mythe. Hormis la tendance meurtrière de sa pizza, tout chez lui semble doux et calme.

Impossible d'identifier cette pensée qui s'insinue dans mon esprit. Repensant à sa réaction, quand il a cru que je m'étouffais, je réalise que j'aurais presque voulu qu'il aille au bout de son geste et... me serre dans ses bras ?

Pourquoi ?

Il n'est personne. Pire, la vue de cet homme m'agace. Pourtant, sa grande main puissante, étalée sous mon cou a créé de la chaleur en moi, ce peau à peau forcé m'a fait un bien fou.

Il ne m'est pas difficile de comprendre cette ambivalence : une partie de moi tâche de le repousser de toutes ses forces.

Stark tape doucement sa tête contre ma cuisse, m'invitant à penser à toute autre chose.

Je constate que trois de mes camarades s'agglutinent devant le panneau d'affichage. Intriguée, je rejoins Latifah, René et Mariam.

— Je m'y suis inscrite depuis déjà un mois ! J'ai hâte de profiter là-bas ! s'extasie Latifah.

— Il reste trois places, ça a eu du succès cette année.

— Sans moi ! annonce René. Je serais avec mes petits-enfants ! J'aurais bien besoin de ça pour m'en remettre. Tant pis, l'année prochaine.

— De quoi parlez-vous ? m'enquis-je.

Mes trois camarades me font face.

— Ce que Marielle appelle « le camp d'été » ! répond Mariam comme si c'était évident.

— Regarde ! C'est au bord du lac du Bourget en Savoie, complète Latifah. Un camping grand luxe. Y'a plein d'activités et d'ateliers. Des gens y viennent de toute la France. Des places nous sont réservées, parce que sinon c'est pris d'assaut d'une année sur l'autre.

Le lac du Bourget. Cela me rappelle les sorties moto de Fabien et ses amis. Je n'arrivais pas à comprendre leur engouement pour ce lieu, jusqu'à ce qu'il m'y emmène. Moins de deux heures de route pour retrouver un paysage sympathique. Des rives pouvant faire penser à des plages, des allées boisées, de longues lignes droites, des montagnes.

Une multitude d'images heureuses me reviennent en tête.

Ces balades avec lui. Cette douce nuit dans un hôtel très fleuri. Et cet horrible restaurant en bord de route, où se trouvait-il exactement déjà ?

L'énergie débordante des filles me ramène parmi elles et attise encore plus ma curiosité. Elles semblent tant emballées par ce projet. Leurs yeux pétillent et elles s'agitent comme deux adolescentes.

— L'année dernière, ça m'a sauvé la vie, j'ai pu passer des vacances sereines. Et puis les activités de Marielle sont épatantes.

— Viens avec nous Amélia ! On va bien s'amuser !

Je n'écoute plus mes effervescentes camarades. Je suis davantage attirée par l'affiche vantant ce séjour aux multiples vertus.

Et pourquoi pas ?

Depuis deux ans, je vis au jour le jour, sans projets ni lendemains. Le fait même d'envisager de m'y rendre est une avancée dont je me satisfais.

Le nez dans l'agenda de mon smartphone, je vérifie les dates de mes prochains congés et constate aussi que si je n'y vais pas, je devrais tenir jusqu'au mois de septembre sans les réunions. Cette idée de camp d'été me stresse, pourtant elle s'impose à moi.

Une béquille pour continuer sur le bon chemin sans tomber de nouveau.

Et puis, après tout, je ne suis pas obligée de suivre tous les ateliers. Savoir qu'ils ne sont pas loin au cas où suffira, non ? J'ai des amis non loin, et Mariam et Latifah seront présentes.

Je vais donc y réfléchir.

Mon stylo en main, j'ajoute mon nom sur la liste des préinscrits, par précaution.

Le mardi suivant, de retour à la maison après le travail, je me sens totalement livrée à moi-même. D'ordinaire, à cette heure-ci, je suis entourée de chaleureuses personnes. D'ordinaire, le mardi soir, j'écoute, et suis écoutée.

Les réunions ne reprendront qu'en septembre.

Et là, je me sens seule.

Seule, à ma propre merci.

Le téléphone de Marina ne répond pas.

Celui de mes amies non plus. Appeler la mère de Fabien est hors de question.

Je me surprends à envisager d'appeler la mienne. Ça devient grave.

J'ouvre le placard à alcool, vilain réflexe de cette période où je voulais planer au point de plus souffrir de son absence, et me sentir ailleurs.

Pas cette fois. Je referme la porte avec force, guidée par l'once de colère qui picote mes pensées.

Mon esprit s'emmêle dans une pelote d'émotions qui me submergent. Tout me semble d'un coup si dur, insurmontable. Ma poitrine se serre, je respire mal.

Parlant à haute voix et tâchant de comprendre ce qui me met dans cet état, je marche d'un côté à l'autre de mon salon, dans le but de drainer cette énergie débordante.

C'est d'un ridicule.

Je m'observe de l'extérieur et me juge. C'est plus fort que moi. Le cynisme me gagne.

Dans quelle secte suis-je tombée ? Pourquoi ne suis-je pas assez forte pour me gérer toute seule ? Pourquoi je ressens tant ce besoin d'être accompagnée par ces gens ?

Ces dures pensées que je m'assène sont-elles bon ou mauvais signe ?

Qu'est-ce qui m'arrive ?

Stark suit mes déplacements du regard.

À présent, c'est à lui que je m'adresse :

— Et puis, cette gourou, là, Marielle-avec-ses-muffins-du-diable, qu'est-ce qu'elle en sait de tout le malheur dans lequel on baigne depuis deux ans, hein ? Rien du tout !

La vérité me saute aux yeux. Tous ce bouillon, pourquoi ? Pour pas admettre que j'ai encore besoin d'eux pour avancer ?

Sauvée par le gong ! La sonnerie de mon smartphone retentit enfin.

Au bout du fil, ma sœur.

Je lui explique mon dilemme. Si dilemme il y a véritablement.

— Et si c'était le bouquet final de ta thérapie ? suggère-t-elle. À la fin du séjour, tu n'auras peut-être même plus besoin de retourner aux réunions.

— J'hésite. Tu sais, j'ai peur de me sentir seule.

— Et tes amis de Chambéry ?

— Oui mais...

— « Oui mais » sinon, y'a aussi maman qui t'attend à l'appart' de Ramatuelle ! Elle t'as pas appelé pour t'inviter ?

— Si.

Voilà ce qu'il me fallait ! Un argument imparable de cette trempe ! Me rappeler de l'invitation de ma mère dans le sud aux mêmes dates aura donc scellé ma décision. Hors de question de partager un appartement avec elle, je pourrais devenir folle. 

Après LuiWhere stories live. Discover now