Vendredi 21 novembre - 21h11 (Part 1)

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J'adore ce moment de la journée où tout est silencieux dans mon appartement.

J'aime ce silence. C'est l'heure de la journée où je me sens le mieux, je crois.

Allongé dans mon lit, sous les couvertures, mon ordinateur sur les cuisses, relatant ma vie intrépide – tiens, je me surprends à sourire ! – à la lumière d'une petite lampe de chevet achetée à bas prix dans un bazar du coin.

Il y a bien quelques bruits extérieurs : comme j'habite sur un boulevard, la circulation est dense, même tard le soir. Mais le fait d'habiter au 9e étage atténue quelque peu le bruit de ce ballet incessant.

Il y a bien également en fond sonore, à peine audible, la musique de mon voisin de palier – un jeune étudiant, à l'air plutôt sympathique, que j'ai dû croiser une dizaine de fois dans l'ascenseur depuis qu'il a emménagé il y a quelques mois. Je crois qu'il fait des études de cinéma. Mais je ne l'ai jamais entendu ramener personne chez lui. Probablement un solitaire. Ou un grand timide.

Faudrait peut-être que je l'invite à prendre un café, une fois. On aurait peut-être des choses à se dire, des expériences en commun. Peut-être que lui aussi a connu un Jeffrey Bennett quand il était gamin.

En même temps, s'il est aussi timide que moi, les blancs dans la conversation vont être nombreux et vont nous mettre rapidement mal à l'aise.

Je ne connais pour ainsi dire pas vraiment mes autres voisins. Je sais tout au plus qu'en face de mon appartement habite une mère célibataire qui doit avoir à peu près mon âge. Elle a une petite fille de cinq ou six ans que son père vient chercher de temps en temps. Je le sais car je les ai déjà entendus s'engueuler dans le couloir. Des disputes au sujet du retard avec lequel le père ramène parfois sa fille le dimanche soir.

Tout ça pour dire qu'à part mes voisins de palier, je ne connais personne de mon immeuble et ça ne me dérange pas plus que ça, finalement.

Chacun sa vie.

Cloisonné dans son appart.

Avec ses soucis. Avec ses emmerdes.


Je voulais en finir tout à l'heure.

J'avais décidé de me tirer une balle dans la tête, dans mon lit, après avoir pris une dernière douche. J'avais décidé de laisser mon ordinateur allumé au pied du lit, mon blog ouvert pour que tout le monde comprenne bien comment j'en étais arrivé là.

Je m'étais donc rendu dans ma salle de bains, m'étais déshabillé et avais déposé mes lunettes sur le rebord du lavabo. Debout dans la baignoire, j'avais ouvert les robinets d'eau chaude et froide. Sauf que, comme cela arrivait de plus en plus fréquemment ces derniers temps, je n'avais pas eu droit à une once d'eau chaude.

Je maudissais encore plus ma vie.

Ma douche fut finalement plus courte que prévue. Je suis sorti de la baignoire, me suis séché rapidement et j'ai enfilé un caleçon. J'ai mis mes lunettes et me suis regardé dans le miroir.

Ma tronche me dégoûtait davantage de jour en jour. J'avais l'impression que depuis quelques temps, mes joues se creusaient, petit à petit. Des cernes commençaient à s'installer quotidiennement sous mes yeux fatigués. J'avais l'impression aussi que mes cheveux avaient beau être lavés, ils avaient toujours un aspect terne, gras, sale – comme s'ils étaient exténués eux aussi.

J'avais vraiment l'impression que tout était contre moi dans cette vie. Rien ne se déroulait comme je le prévoyais. Je me demandais si je n'allais pas réussir à me rater en me tirant une balle dans la tête. Si le flingue n'allait pas s'enrayer.

Il devait être à peine plus de 17h30 quand je me suis mis dans mon lit, mon flingue à la main.

Je le dévisageais comme j'aurais pu dévisager Julie. A la différence près que je pouvais le caresser, lui, l'étreindre. Je pouvais le fixer du regard, lui, sans rougir et sans me sentir obligé de détourner mon attention au bout de quelques secondes sous peine de recevoir un « Quoi ? » réprimant.

Lui, il allait résoudre tous mes problèmes d'ici peu, c'en était fascinant. Plus de soucis. Plus de railleries. Plus de moments de solitude ou de honte.

Plus de Jeffrey Bennett.

Plus de Patrick.

Je vérifiai une dernière fois qu'il était bien chargé. Je voulais vraiment mettre toutes les chances de mon côté.

Je regardai une dernière fois les six mètres carrés de ma chambre pourrie, je regardai une dernière fois la tapisserie défraîchie qui datait des années 80. Je savais exactement où se trouvaient les taches de moisissure qui commençaient à apparaître. Cela faisait des mois que j'aurais dû en avertir le propriétaire, mais j'ai toujours repoussé le coup de fil en me disant que ce n'était pas si important.

D'ailleurs, ça ne l'était plus maintenant.

Je regardai une dernière fois par la seule fenêtre de la chambre : une vue magnifique sur l'immeuble à la façade crade de l'autre côté du boulevard.

Je me suis demandé si quelqu'un n'était pas en train de m'espionner de cet immeuble, un peu comme dans Fenêtre sur Cour de Alfred Hitchcock. Il me verrait me tirer une balle. Ça l'amuserait peut-être.

« Eh, chérie ? Y a le dépressif d'en face qui vient de se faire éclater la cervelle. Viens, j'te dis. Y en a partout ! »

Je pense qu'à sa place, ça m'amuserait aussi.


J'ai détourné mon regard vers mon flingue.

Il fallait en finir.

Maintenant.

Avant que je ne change d'avis.




Point of no returnWhere stories live. Discover now