Chapitre 13 : Rendez-vous manqués

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Ce fut d'abord une joie furtive, insaisissable, comme venue du dehors, rapide, assidue, presque importune. Que craindre ou qu'espérer d'une pensée non formulée, instable, du désir léger comme une étincelle ?

Sous le soleil de Satan, Georges Bernanos.

À quand remontait donc la dernière fois que Julia avait ressenti cet étrange et terrible pincement au ventre ? C'était ridicule. Callini avait sans doute vu juste lorsqu'il avait estimé qu'elle était bien loin de l'indifférence parfaite vers laquelle elle souhaitait tendre. Peut-être avait-il également raison de penser que cette solution miracle n'en était pas une, et qu'elle avait tort de s'y accrocher. Reste que jamais, des deux années où elle avait été convaincue des vertus de l'indifférence, elle n'avait ressenti pareille agitation à l'annonce d'une distribution de copie. Il faut dire que de ces deux années là, elle n'avait pas travaillé une fois à l'approche d'un devoir, et que seules ses facilités en langues lui avaient permis de se rapprocher de la moyenne, sans toutefois l'atteindre. Le pied battant le sol, les doigts jouant anxieusement avec les lanières de son sac, elle se demanda mille fois pourquoi elle s'était infligé ce calvaire, avant que le visage de Fabio ne lui apparaisse à l'esprit. L'électro-choc que lui avait provoqué cette rencontre restait encore mystérieux à Julia, qui n'aurait jamais espéré retrouver si aisément le rythme studieux qu'elle avait toujours maintenu avec plaisir et détermination lorsque son père était en vie. Elle passait alors toutes ses fins de journées à travailler ou à lire dans le bureau de son père, à l'Université, qui se situait dans la rue adjacente à son collège, jusqu'à ce qu'il ait terminé son travail sur les coups de dix-neuf heures et qu'ils rentrent ensemble en voiture ou à moto, selon les saisons. Beaucoup de temps avait passé depuis, et seules de rares photos lui permettaient encore de ne pas confondre ces souvenirs avec de simples rêves, appartenant à une autre réalité, bien éloignée de la sienne. Pourtant, lorsque sa toute nouvelle détermination l'avait décidée à entrer de nouveau dans la bibliothèque universitaire de la ville où elle avait timidement suivie son père plusieurs fois, ce fut comme si l'atmosphère du lieu, sa luminosité tamisée et son odeur de vieux livres, jaunis au fil des lectures, l'avait immédiatement replongée, non plus dans la contemplation de ces souvenirs, mais dans ces souvenirs mêmes. S'il lui avait pris de fermer les yeux un instant, elle aurait juré pouvoir sentir la présence de son père à travers le discret froissement frénétique des pages dans l'allée de philosophie. Une myriade d'émotions l'avait saisie et suffit à lui rappeler combien ce lieu lui avait manqué. Elle se plut à le parcourir de nouveau et à le redécouvrir, plus petit qu'il ne lui paraissait lorsqu'elle était collégienne. Il y avait quelque chose d'apaisant à y travailler, tant et si bien qu'elle était même parvenue à s'y endormir un soir, et qu'elle avait fait le rêve curieux d'une rencontre entre son père et Fabio. Plusieurs semaines avaient passé depuis le voyage, mais les larges sourires du cuisinier lui manquaient encore et continuaient d'occuper ses pensées. Au fond de sa trousse, le papier sur lequel il avait inscrit son adresse mail avait rejoint la photo de Julia et de son père. En une semaine, il avait su la percer à jour bien plus que n'importe qui. Il avait fait preuve d'une tendresse rare et inespérée. Julia ne l'oublierait pas. Ce papier resterait au fond de sa trousse, comme un aide-mémoire qui lui rappellerait sans cesse ses objectifs. Elle n'utiliserait cette adresse que lorsqu'elle aurait répondu au dernier vœu qu'il avait formulé. Sia felice per me. La route était longue, le retard énorme et les semaines déjà éprouvantes, mais Julia se sentait fière, au fond d'elle et malgré son appréhension, d'être revenue sur cette voie.

- Julia Delaunay, appela M. Duval de son bureau, un curieux sourire dans la voix.

Julia sortit brusquement de sa rêverie et, comme les autres élèves avant elle, elle se leva de sa chaise pour recevoir sa copie avant de quitter la salle. Elle passa son sac sur son épaule, évitant les regards dirigés vers elle. Ses doigts se resserrèrent autour de la lanière recousue de son sac lorsque son regard anxieux affronta l'air satisfait de son enseignant.

Parle-moi du bonheur (professeur-élève) - TERMINÉEOù les histoires vivent. Découvrez maintenant