Chapitre 19 : Des taz et de l'art

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Parce que c'était lui, parce que c'était moi.

Michel de Montaigne, Les Essais.

Lorsqu'elle virent Julia rire aux éclats pour la troisième fois en l'espace de quelques minutes, Lysandre et Jordane comprirent que la jeune fille n'était pas dans son état normal. Depuis qu'elles l'avaient retrouvée en ville, son attitude leur paraissait étrange, et ses pupilles anormalement dilatées quelle que soit la luminosité extérieure. Elles se jetèrent des regards inquiets tandis que la jeune fille s'allumait une nouvelle cigarette. Une semaine seulement était passée depuis le suicide de Noa. Julia ne leur en avait pas parlé une seule fois. Ce soir, elles ne voyaient à l'attitude de leur amie qu'une explication, et qu'un nom derrière elle : Victor. Julia s'était mise à le fréquenter de nouveau. Alors que Jordane s'apprêtait à lui adresser un sermon, Lysandre l'arrêta d'une main qu'elle posa sur son bras et elle observa un instant l'air égaré de leur amie.

- Julia ?

- Mushu ? rétorqua la jeune fille d'une voie chantante.

- T'as pris un taz ce soir, non ?

Julia feignit la surprise, et un léger sourire se dessina malgré elle au coin de ses lèvres.

- Possible... Bon ok, oui, avoua-t-elle. Putain, ça fait un bien fou. Ça fait un bien fou, répéta-t-elle en allongeant exagérément le dernier mot.

Lysandre et Jordane s'adressèrent de nouveau regards chargés de sens. Elles savaient pertinemment, l'une comme l'autre, qu'il ne servirait à rien de chercher à raisonner Julia au risque qu'elle redescende trop brutalement. Et elles se souvenaient également combien l'ecstasy la plongeait toujours dans un état dépressif lorsqu'elle redescendait finalement de son nuage. Les jours suivants s'annonçaient déjà éprouvants. Les deux jeunes femmes n'avaient que le nom de Victor au bord des lèvres, et elles se firent jurer intérieurement de retrouver l'inconscient qui lui avait donné ou vendu la petite pastille alors qu'elle n'était absolument pas dans les conditions pour en consommer.

- Vous voyez le mec là-bas ? demanda Julia, incapable de déceler l'inquiétude de ses amies. Je parie que je le séduis en moins de cinq minutes. Mieux, je le fais rire, et il me retient quand je m'en vais.

- On n'en doute pas, se risqua à dire Lysandre tandis que Jordane demeurait muette.

- Allez, allez, tenez les paris.

- On n'est pas comme Victor et sa bande, on ne parie pas sur tout, survint la voix irritée de Jordane, qui évita judicieusement le regard accusateur de sa copine.

- Ok, articula Julia d'un air hagard avant de s'occuper à fouiller le fond de ses poches.

- Moi je mets dix euros, s'exclama-t-elle en frappant le billet sur la table, prête à rejoindre l'inconnu.

- Tu ne veux pas plutôt qu'on monte à l'appart', tranquilles, faire un tarot ? suggéra Lysandre.

- Ouais, songea Julia, carrément. Bonne idée... Ben, on fait ça. Allez-y, je vous rejoins vite.

Elles ne purent la retenir en place une minute de plus, elle s'en était allée vers l'homme d'une quarantaine d'années qui fumait à quelques pas de l'entrée du bar, comme guidée par une incontrôlable pulsion. C'était décidément une bêtise que Julia commettait bien trop souvent, et il leur fallait maintenant réfléchir à un moyen de la tirer de cette situation sans qu'elle ne s'y sente contrainte. Lysandre et Jordane avait l'impression d'avoir remonté le temps, de retrouver la Julia de l'été passé, qui les laissait souvent à la dernière minute pour passer du temps avec ce Victor, enchaîner les conneries, avant de revenir vers elles lorsqu'il l'avait quitté... Depuis le début de semaine, elles s'étaient répétées qu'il fallait qu'elles l'entourent, qu'elles l'aident à traverser cette épreuve difficile, qu'elles lui laissent le temps de leur parler... Pourtant, elles réalisaient en cet instant qu'elles étaient fatiguées. Fatiguées de la suivre, de la voir emprunter les mauvais chemins sans pouvoir l'en empêcher, et de réparer les pots cassés.

Parle-moi du bonheur (professeur-élève) - TERMINÉEOù les histoires vivent. Découvrez maintenant