Chapitre 24 : Musicienne du silence

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Ah ! que pour ton bonheur je donnerais le mien,
Quand même tu devrais n'en savoir jamais rien,
S'il se pouvait, parfois, que de loin, j'entendisse
Rire un peu le bonheur né de mon sacrifice !

Cyrano de Bergerac, Edmond Rostand.


Une tasse de café à la main, Alessandro Callini jetait un coup d'œil distrait à la rue, par la fenêtre de sa cuisine. Il n'était pas encore quatorze heures, et le scooter de livraison avait déjà disparu du parking au bas de l'immeuble. Il lui était étrange de savoir que Julia était certainement repassée dans la matinée, et qu'il ne l'avait pas vue, occupé à corriger des copies. D'une certaine manière, il regrettait de ne l'avoir pas prise sur le fait, de s'être privé du plaisir de la voir, d'observer sa démarche, ses manières, qu'il appréhendait encore si mal. Ils avaient été si proches dernièrement qu'il lui semblait naturel de percevoir sa présence ou de l'anticiper chaque fois qu'elle faisait une apparition. C'était comme si quelque chose l'invitait toujours à relever le regard au bon moment, comme si quelque chose le poussait malgré lui dans sa direction, et qu'il se laissait sagement guider par ce compas invisible. Mais ce matin, il ne l'avait pas senti. Pour une fois, ses corrections lui avaient offert un peu de répit, Julia lui était sortie de la tête le temps d'une heure ou deux. 

Il s'était endormi la veille en songeant au déroulement de la soirée, aux décisions qu'il avait prises, à toutes les pulsions folles qu'il avait refrénées. Avait-il jamais désiré quelqu'un comme il avait eu envie d'elle ? Il avait convoité la découverte de  son corps de femme comme s'il n'en avait jamais vu de sa vie, ou comme si le sien était capable de conglutiner à lui seul tous les corps qu'il avait un jour pu aimer. Et contre toute attente, il n'en avait rien fait. Il ne lui avait pas même effleuré les seins, il n'avait pas touché ses hanches, sur lesquelles il fantasmait depuis des semaines. S'il était tout à fait honnête, une part de lui s'en voulait, de n'avoir pas saisi cette chance. Mais ces regrets étaient bientôt remplacés par une envie de rire, du rire orgueilleux de ceux dont la raison a été la plus forte. Il se sentait tout d'un coup invincible. Stupide et invincible. Comment n'avait-il pas cédé ? Il lui aurait été si facile de le faire, de ne pas questionner le désir primitif qu'il avait toujours suivi aveuglément dans ce genre de situations. Au diable les conséquences. Mais ce n'était pas n'importe quelle situation... Ce n'était pas n'importe quelles conséquences. En repensant aux regards qu'ils s'étaient échangés dans sa voiture, ces regards transparents comme s'ils avaient pu les fondre l'un dans l'autre, si doux, si véritables, il savait qu'il avait fait les bons choix. Jamais de sa vie il n'avait ressenti cela. Jamais sa frustration ne lui avait semblé si délicieuse et si douce. Cette étrange symbiose, ces regards découverts, il ne les oublierait pas, et il en redemanderait encore. Comment s'en priver à présent ? Comment s'en priver alors qu'il se sentait dorénavant chargé d'une confiance sans faille ? Était-ce cela, l'amitié vertueuse qu'il avait lu chez Platon et Aristote et qu'il pensait une sottise philosophique ? Alessandro commençait à le croire. Julia lui donnait envie d'y croire. Le plaisir qu'il avait retiré de cette soirée avait dépassé toute jouissance sensuelle. Son ventre s'était gonflé d'un feu qui ne s'était pas encore éteint. Il ne se priverait plus d'elle désormais, non. Il chercherait sa compagnie, il l'inviterait au théâtre, peut-être. Et s'il étaient vus ensemble, il pourrait faire croire à un improbable rencontre. Il partagerait un bout de chemin avec elle, il la regarderait évoluer, il l'aiderait au besoin, il l'écouterait encore parler de longues heures, il dévorerait toutes les belles formules qui sortiraient de ses lèvres, tout en restant à la place qu'il se sentait assez fort pour garder. Oui, il ferait tout cela.


***


« Eu la maman au téléphone. Julia Delaunay quitte le lycée pour des cours au CNED. Lartigue devrait t'en parler dans la journée. »

Parle-moi du bonheur (professeur-élève) - TERMINÉETahanan ng mga kuwento. Tumuklas ngayon