Je suis ton père

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attention, ce texte traite d'un sujet difficile qui pourrait heurter la sensibilité de certains

Je l'avais caché. Bien caché parce que je ne voulais pas que Théo tombe dessus par accident.
Juste savoir que c'était là me rassurait autant que cela m'effrayait.
Ce que j'avais fait pour me procurer cette arme, j'espérais que personne n'en saurais jamais rien. Mais une chose était sûre, j'étais prête à m'en servir. Je ne savais pas encore quand, voilà tout. Juste le temps d'avoir assez d'argent et je pourrais l'utiliser, lui faire peur pour qu'il nous laisse partir.

Il y avait des moments où je voulais secouer maman pour qu'elle nous emmène loin d'ici. C'était comme si elle était déconnectée de la réalité, déconnectée de ses responsabilités envers nous. Elle semblait si faible et fragile. Un simple coup de vent pourrait l'emporter si elle ne faisait pas attention. Je l'avais vu perdre tout espoir, toute combativité au fil des années.
Pourtant le jour où il voulut de Théo, elle avait réussi à l'en détourner. Minaudant autour de lui, se proposant à la place. Elle m'avait fait un signe m'indiquant de cacher mon petit frère, ce petit ange innocent qui était né dans la mauvaise famille. Ce jour-là, j'avais compris que tout n'était pas perdu. Que peut-être je n'avais pas tout compris, que peut-être je n'avais pas vu toutes les fois où elle m'avait épargnée, moi...
Alors à deux, on se relayait pour protéger Théo. Surtout depuis que j'avais remarqué qu'il lui tournait autour beaucoup plus souvent maintenant. Le touchant, le caressant... Tous ces petits débuts qui m'annonçaient le pire. Je le voyais lui faire. Alors j'approchais et je prenais la place.
Je le laissais me faire ce qu'il voulait, soulagée de voir Théo s'éloigner. Quelle horreur de dire que j'étais habituée. Mais c'était la vérité.
J'avais l'habitude de respirer son haleine fétide dans ma bouche,  j'avais l'habitude de sentir ses doigts moites sur mon corps.
J'avais l'habitude qu'il se glisse dans mon lit la nuit, de même qu'il m'entraîne sur le canapé l'après-midi. Avoir un public ne le dérangeait pas. Et j'avais appris à laisser les larmes couler en silence. À la dure, j'avais compris qu'il ne fallait pas se débattre. Devoir régulièrement expliquer les bleus sur son visage éveillait l'attention et les soupçons...
J'avais l'habitude de le sentir s'insinuer en moi et déchirer violemment mon intérieur. J'avais l'habitude de voir ma mère détourner le regard quand cela arrivait. Comme je la detestais dans ces moments là.
Et pire que tout, j'avais l'habitude de l'entendre susurrer cette phrase au creux de mon oreille dans son râle d'extase.
J'aurais donné tout ce que j'avais pour qu'il ne me le répète pas sans cesse, pour qu'il ne me le rappelle pas encore et encore. Comme si je pouvais l'oublier...

Ce soir-là, en rentrant de mon petit boulot, j'entendis des cris qui fendirent mon âme. Des cris qu'aucun enfant ne devrait prononcer. Et je savais ce que cela signifiait.
J'entrai bruyamment dans la maison en me précipitant vers les pleurs de mon petit frère. Et dans le salon, ce que je vis était d'une telle répugnance que je vomis sur le coup.
J'essuyai rapidement ma bouche avec la manche de mon sweat, essayant de me reprendre et je pu détailler la pièce. Maman était allongée au sol, sa bouche éclatée laissait du sang dégouliner le long de son menton. Ses cheveux tout décoiffés tombaient devant ses yeux mais ceux-ci étaient clos...
Que s'était-il passé ? Avait-elle essayé de riposter, de l'en empêcher ? Quoi que ce fut, il n'avait pas apprécié.

Jusque là, mon cerveau refusait de se diriger vers la tragédie qui se déroulait sous mes yeux. Pourtant il fallait que je réagisse. Je ne pouvais pas le laisser continuer.
Mon regard porta enfin vers mon petit frère. Son visage était baigné de larmes et il n'avait de cesse de répéter "Arrête, tu me fais mal."
Lui, souriait, me regardant dans les yeux sans stopper ses va-et-vient. Le corps meurtri entre ses mains me faisait mal. Mon cerveau me criait "Non! Pas lui. Pas Théo !" et finalement, j'eus l'impulsion qu'il me fallait pour me jeter sur lui. Pour ce que cela servit...
Il me balaya du revers de sa main comme si j'étais aussi insignifiante qu'une mouche. Pourtant, la chevalière à son doigt entailla ma joue sous la force de l'impact. Je me retrouvais au sol, près de maman, et finalement, moi qui la blâmais tout le temps, j'étais aussi impuissante qu'elle.
Je voulais pleurer, je voulais crier, mais je n'entendais que les cris de douleurs de Théo.
D'un bon je me redressai et me précipitai vers les escaliers menant à la cave qui me servait de chambre. Glissant sous mon lit, je fis sauter la grille de ventilation d'un coup sec et récupérai la seule solution qui me sautait aux yeux.
Je remontai les escaliers quatre à quatre et me dépêchai de revenir au salon.
Droit dans les yeux, je levai le bras, prête à commettre l'irréparable.

— Maintenant tu arrêtes.

Il me regarda et sourit, me défiant du regard, me disant sans prononcer un mot que je n'en serai pas capable.

— Maintenant tu arrêtes ! Répétai-je plus fort.  Et pour donner plus de poids à mes mots, je retirai la sécurité.

Mais d'un coup violent, il s'enfonça dans les entrailles de Théo, le faisant pousser un hurlement atroce.
Il ne m'en fallut pas plus pour tirer.
Le sifflement de la balle fendant l'air me fit frémir. Je n'avais jamais utilisé de pistolet, je n'avais jamais appris à viser... Et je n'étais apparemment pas douée car la balle ne fit qu'effleurer son bras.
Mais cela suffit à le faire reculer quelque peu. Mon frêle petit frère encore tremblant n'était plus entre ses mains.
Ses gémissements, sa complainte. Je ne pourrais jamais oublier cela. Théo n'était plus à sa merci mais à moi ça ne suffisait pas. Non. Il m'en fallait plus, beaucoup plus. Pour tout ce qu'il m'avait fait subir, pour toutes ces années de souffrance et de malheur. Pour maman. Pour Théo.

Je m'étais approchée, bien plus déterminée. Et cela devait être inscrit sur mon visage car il voulait de parler maintenant. Je pris le temps de respirer cette fois, avant d'appuyer sur la détente. Une fois, deux fois de suite.
Le bruit couvrit ses mots mais ils résonnèrent, hurlant dans mon esprit comme en plein silence. Ses mots qu'il m'avait dit et répété si souvent, je les sentis s'infiltrer en moi pour la dernière fois:

— Je suis ton père.

                    *********
Texte écrit dans le cadre d'un exercice qui devait absolument terminer par "je suis ton père".

Je suis vraiment désolée si cela vous a perturbé, choqué, attristé ou autre.
Est-ce un sujet qu'on devrait traiter? Prendre le temps de décrire ? Ou est-ce encore trop tabou de parler des maltraitances familiales, des viols d'enfants ?

Petits Textes Sortis De Là-BasWhere stories live. Discover now