Teikono : Bribes égarées

Texte 5 : Léo ~ Extraits de mémoire

Je suis encore tout seul. Une soirée de plus dans ma chambre pendant que mes potes s'amusent dehors. J'en ai marre.

Il fait doux, c'est la fin de l'été et je suis enfermé dans cette immense pièce glaciale que je hais de tout mon cœur.
J'ai toujours détesté le château de mes parents ; ses plafonds si hauts, ses immenses pièces nues et sans personnalité...

Il est 20 heures 30, j'ai dû subtiliser ma propre tablette numérique — censée rester sous scellé après mon couvre-feu, soit 20 heures ! — pour pouvoir l'utiliser sous la couette, en espérant ne pas me faire prendre. Mes cours d'espionnage à la GEMAS m'ont pour ainsi dire servi à gagner un soupçon de liberté quand je suis ici ; m'évader même virtuellement quelques heures m'empêche de virer complètement dingo.

Sauf que ce n'était peut-être pas une très bonne idée ce soir... en ouvrant mon premier réseau social, je suis tombé sur une photo de groupe de ma bande de copains ; elle venait d'être ajoutée à la description de l'un d'entre eux.
Mon estomac s'est nouée, je déteste cette sensation.
Je ne suis jamais sur ce genre de photos. Ça ne changera jamais, je suis indéniablement exclus de leur vie.

Je retiens l'envie irrépressible de balancer ma tablette à l'autre bout de la pièce. C'est le seul objet qui me lie au monde extérieur.

Je déteste ma vie.

Je n'ai jamais demandé à naître prince héritier. Si j'avais pu choisir, je serais né dans une famille normale. Je serais un garçon comme tout le monde, sans privilège ni protocole.
Je pourrais jouer dehors, courir et me salir, crier à perdre haleine, rester dehors les soirs d'été avec mes potes, les inviter chez moi et être invité chez eux... je n'aurais aucune idée des contraintes et des protocoles royaux, je ne me tiendrais pas droit, je ne saurais pas comment m'adresser à des personnalités politiques, ni comment me tenir à table dans différents pays du monde et j'aurais été élevé par mes parents et pas par des nounous.

J'en ai marre.