Dixième

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« Crever pour crever, je préfère crever de passion que de crever d'ennui ! »
- Emile Zola.






Les oiseaux chantent dans la douceur matinale. C'est l'ode à la vie, l'ode à la liberté, et tu te délectes, ivre, de ce sentiment de plénitude, de toute puissance.


Six heures du matin.


On est les rois du monde. Et tu es la main qui fait valser l'univers, d'un coup de maître. Les vibrations aériennes te caressent, et tu frissonnes. Trembles, car la main de l'autre t'aimeras aussi fort que la braise aime la flamme.


La mer s'agite sous nos yeux envoutés. La danse des vagues qui s'échouent sur le rivage ressemble à la muse du poète lorsqu'elle choit dans les draps de soie. L'écume nous emporte et la musique des vagues résonne dans nos coeurs, vibrant jusque dans nos âmes.


- Putain, Céleste, c'est magnifique.


Gabriel, un joint entre les lèvres.


Je le regarde se faire fumer, exhaler la brume par tous ses pores. Lorsque son regard se perd dans la valse marine et que ne s'offre à moi que son profil, j'ai l'impression d'être face à une statue grecque. Le toucher serait le briser, et pourtant, sa fougue est sans nul autre pareil. Dans ses yeux brille l'éclat singulier de la liberté.


La liberté. Totale, absolue. Celle qui, cristalline, t'absous de tout tes pêchés puis te redonne à la vie.


- Ouais, c'est magnifique.


Et puis, soudain, toute la pression de la soirée retombe.


La fête, ses regards, les néons qui t'aveuglent.



L'impression d'avoir été touchée par la grâce, les dieux et l'éternité. Je suis cet oiseau, qui caquète sur le rivage, les ailes prêtent à se déployer. Moi, mes ailes, c'est cet endroit. C'est le soleil, qui à son zénith, te brûle la peau, te brûle le derme. Instant sentimental, sensuel, renversant.





- Saint-Hélène, à une heure pareille, c'est le paradis.


Gabriel fume une taffe avant d'exhaler la fumée par le nez . Ses yeux me scrutent, me déshabillent, m'ornent.


- Le paradis, c'est d'exister sous tes yeux, Céleste.


J'étouffe un rictus, tandis que le soleil me réchauffe doucement.


- Raconte pas n'importe quoi.


Il esquisse un sourire, faisant naître de petites fossettes dans le coin de ses joues.


- T'es déjà allée au musée, Céleste ?


J'acquiesce dans le vide, ne voyant pas où il veut en venir.


- Une fois, lors de vacances, avec ma mère, poursuit-il, je suis entré dans un musée assez particulier. Y'avait pas beaucoup de tableaux et ils étaient tous ... gris. À travers les dédales du musée, tout ce qu'il y avait, c'était des tableaux gris.


Gabriel lâche un rictus au souvenir de ce jour là.


- Autant te dire que j'avais vraiment du mal à comprendre l'endroit. C'était l'exposition d'un artiste connu, mais tout ce que je voyais moi, c'était un amas de gris. J'étais dérouté, et je voyais pas le but de tout ce gris sur ces murs blancs. Je partais dans des théories à la con, du genre c'étaient des différentes nuances de gris, mais on pouvait pas les voir à cause de nos préjugés.


- Et c'était quoi, alors ?


Inspirant la fumée de son joint, Gabriel souffle en reposant ses yeux sur la mer. J'aime le voir se faire fumer. Ça a un petit quelque chose de tragique de le voir s'autodétruire.





- J'me posais la même question, sourit-il. Au bout d'un couloir sombre, après avoir traversé le musée, y'avais un tableau recouvert d'une toile de jute. Juste trois murs, et le tableau au milieu. À côté, y'avait un écriteau sur lequel était écrit : « Fais moi tomber.»J'ai hésité, mais j'ai finis par faire tomber la toile. Et derrière, y'avait un miroir.


Il se frotte les tempes avant d'écraser son joint sur le sable sacrifié.


- Un putain de miroir, Céleste. J'étais perdu et déçu d'avoir traversé le musée pour un putain de miroir. Une exposition remplie de tableaux gris et un miroir. J'me sentais vachement con.


J'étouffe un rire tandis que Gabriel me regarde. Une fois de plus, j'ai l'impression de prendre feu sous son regard noir. Et là, sous le soleil auroral, je ne peux m'empêcher de le trouver beau. Beau à en crever. C'est son regard, son aura. Et parce qu'il est cette lumière attirant les papillons de nuit, je respire plus.


- Mais le miroir, c'était pas l'oeuvre. Le miroir, c'était juste le vecteur, le reflet, mais l'oeuvre, c'était moi. En réalité, j'étais dérouté. Je sais pas si c'était la lumière, toutes ces nuances de gris que j'avais vu auparavant ou si c'était juste l'endroit, mais là, devant ce miroir dans ce couloir un peu étrange du musée, j'me suis vu, moi. J'ai pas vu mon visage, ni même ma coiffure ou mes habits. J'me suis vu moi, Céleste. J'ai vu Gabriel. Je ... c'est difficile à raconter, mais y'avait cette atmosphère presque révélatrice, comme si tu venais de te prendre un jet d'eau glacée à la figure et que toutes les fioritures de ton visage s'étaient effacées sous le poids de ton vrai toi.


Je frissonne sous le poids de ses paroles.


- C'est beau.


- Rien n'est beau.


- Si rien n'est beau alors tout est beau, Gabriel. De la cicatrice sur le visage du sacrifié à la tempête en pleine mer. Tu sais, ton histoire là, elle me fait penser à un autre concept.


- Lequel ?


- L'âme.


- Et tu crois que c'est mon âme que j'ai vu ?


- J'crois que c'est ton âme qui t'a vu.








Et dans la fraicheur matinale, deux enfants voguant sur le sel marin, tandis que la toile de jute met à nue les âmes.





























...

Toile de JuteWo Geschichten leben. Entdecke jetzt