5 ♦ Le Bal

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"Et elle dansa, les pieds douloureux, le cœur affligé et des étoiles plein les yeux."

EZEKIEL

Le violoniste reprit sa douce mélodie, les convives se mélangèrent, burent, dansèrent et la Guide s'assît sur une chaise près du buffet, avec sa sœur qui restait collée à elle, inquiète. Je le savais, parce que je pouvais ressentir toute son inquiétude et à lire sur leurs lèvres, je devinai parfaitement que sa sœur, de sa toute petite voix innocente, lui dit : 

— Je n'aime pas cet endroit, je veux rentrer à la maison... 

La Guide demeurait silencieuse, perdue dans son flot de pensées, submergée par ce qui lui arrivait.

— En plus le grand monsieur qui fait peur n'arrête pas de te regarder, marmonna la petite fille.

Elle articulait si bien que j'avais compris ce qu'elle avait dit. La Guide cligna plusieurs fois des paupières puis son regard se posa sur moi, appuyé contre la paroi de la baie ouverte sur un balcon de pierres. Je la regardais, je l'analysais. Elle se leva d'un bond, les poings serrés.

— Restes là Agnès, je reviens.

La voyant se lever, je tournai le dos à l'assemblée et sortis à l'extérieur. Le balcon était plutôt grand, l'air y était frais, en hauteur de la sorte, la cité paraissait minuscule et toutes les lumières rendaient la vue imprenable, au loin, les montagnes dominaient tout. 

— Excusez-moi ? apostropha-t-elle.

Je bus une gorgée de mon verre, sans daigner lui répondre, restant dos à elle.

— Je vous parle, gronda-t-elle.

— Et je vous écoute, rétorquai-je calmement.

Ayant une forte perception d'analyse de mon environnement, je savais parfaitement qu'elle gardait ses épaules droites, le menton levé, elle me regardait attendant probablement que je fasse quelque chose, que je réagisse mais je n'en fis rien.

— Vous faites peur à ma petite sœur.

— D'accord.

Je me retournai brusquement lorsqu'elle daigna poser sa main sur mon bras pour me faire réagir. Un flash me vint à l'esprit dès lors qu'elle me toucha : le volcan, le corbeau, la terre asséchée... le même que lors du test que le roi avait demandé aux jeunes filles d'effectuer. La Guide cligna plusieurs fois des paupières avant de reprendre ses esprits. 

— Ne me touchez pas, grondai-je.

— Alors ne me manquez pas de respect.

— Vous êtes trop vieille pour être Guide.

— Vous préférez les jeunettes pour les manipuler plus facilement ?

Je pouffai de rire puis m'avançai d'un pas, la regardant de haut. Il faut dire que j'étais grand, contrairement à elle.

— Vous ne savez pas de quoi vous parlez alors si j'étais vous, je me résignerais à me taire et à exécuter ce qu'on me demande de faire.

— Alors dites-moi ce que je ne sais pas ?

Je me tenais proche d'elle, j'avais envie de l'intimider, de la déstabiliser, de la tester. Elle ne savait pas ce qui l'attendait, il fallait la confronter à la réalité. 

— Vous apprendrez mais pour cela, observez et taisez-vous. Votre Titre est probablement plus important que le nôtre, alors faites en bon usage. Ce qui est certain, c'est que nous ne sommes pas là pour être amis.

Je passai à côté d'elle, frôlant son épaule puis rentrai dans la salle, bizarremment, mes poils se hérissèrent légèrement à son contact, je n'y tins pas compte et rejoignis Adélaïde près du buffet.  Là, le Bal commençait réellement, tout le monde se posta l'un en face de l'autre, hommes et femmes, afin de danser dans la tradition des bals royaux.

La Guide se retrouva malgré elle au centre de cette danse, face à Alexius qui gardait un bras dans son dos, le menton levé et l'air fier. Elle l'imita, ne sachant trop comment danser. Elle regardait son partenaire à deux mètres de là ainsi que les autres, afin d'essayer de se mettre à leur rythme, et de suivre la cadence, les pas et la musique. Ils s'avancèrent l'un vers l'autre, reculèrent, puis s'avancèrent à nouveau. Une main dans le dos et l'autre levée, face à face, ils tournèrent. Alexius la regardait droit dans les yeux, les siens étaient d'un bleu exaltant, rare.

— Je suis ravie de faire votre connaissance, quel est votre nom ? demanda-t-il en remettant sa main dans son dos et s'éloignant d'elle.

Lorsqu'ils se rapprochèrent, comme un miroir, ils levèrent les deux mains face à eux, se regardant droit dans les yeux. Je les observais, lisais sur leurs lèvres, les analysais et surtout Alexius qui ne devait en aucun cas se rapprocher de façon charnelle de notre Guide. 

— Je m'appelle Élyanore.

— Quel prénom à la mélodie grâcieuse.

Ladite Élyanore sourit légèrement.

— Et le vôtre alors ?

— Je me nomme Alexius, c'est certainement moins gracieux que votre prénom mais, il fait son effet, non ?

Elle hocha la tête et ils s'éloignèrent à nouveau.

Adélaïde les regardait danser tout en mangeant quelques mets. Je haussai les sourcils, puis tournai la tête vers mon amie lorsque je l'entendis ricaner.

— Alexius ne changera jamais, soupira-t-elle amusée.

— C'est notre Guide, il ne faut pas le laisser la séduire, protestai-je.

— Elle est âgée, pour être Guide.

— Oui, je me suis dit la même chose.

Adélaïde haussa les épaules.

— Au moins, si on doit la sacrifier à nouveau, ce sera moins difficile, reprit-elle.

Je baissai les yeux sur mon verre en me pinçant les lèvres. Je détestais raviver de vieux souvenirs.

— Nous ne referons plus jamais ça.

— Je l'espère, souffla Adélaïde.

Nous regardâmes tous les deux Alexius et notre nouvelle camarade danser, en harmonie, en rythme avec tous les autres convives, perdus dans nos pensées, chacun de notre côté.

Peu de gens le savaient, puisque tout ceux qui avaient connu les Gardiens cent cinquante ans plus tôt étaient morts, mais Alexius, Adélaïde et moi-même étions les derniers survivants d'un massacre, et notre pouvoir nous permettait de vivre éternellement. Il n'y avait que la mort qui pouvait stopper notre vie brusquement, nous étions conçus pour vivre et protéger le plus longtemps possible, sans avoir à former de nouveaux Gardiens. Les gemmes se faisant rares, il n'en restait plus que trois, comme nous, alors elles étaient mieux cachées que toutes les autres.

Les retrouver ne serait pas une mince affaire. Tout reposait sur les épaules d'Élyanore, amusée par l'attitude d'Alexius avec qui elle s'entendait bien mieux que moi. Néanmoins, son humour et sa légèreté lui firent oublier ce qu'il se passait et à quel point sa vie changerait, à tout jamais. C'était sûrement un mal pour un bien. Au moins le temps d'une soirée.


" Et elle dansait, les pieds douloureux, le cœur affligé et les pensées dirigées vers l'objet de ses désirs oubliés"

Les Derniers Gardiens - I La Confrérie du RubisOù les histoires vivent. Découvrez maintenant