Chapitre 7

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Ce lundi-là, la balance affichait moins 20 kilos.
« Bravo Sarah. Cela fait maintenant 6 mois que l'on a entamé le suivi, et ta persévérance ainsi que ta volonté ont payé. Regarde ta courbe de poids... » dit le Docteur Philippot en tournant l'écran de son ordinateur vers Sarah. « C'est impressionnant !... Comment te sens-tu après cette belle première étape que tu viens de franchir ? »
« Et bien c'est étrange car je vois bien sur la balance que je maigris mais je vois toujours la même femme quand je me regarde dans mon miroir. Je n'arrive pas à l'expliquer. »
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« Oui, c'est tout à fait normal » lui répondit le médecin, « le corps change rapidement d'un point de vue extérieur mais toi tu te vois tous les jours et ta tête a du mal à intégrer ces changements. Si tu veux voir le bien que tu es en train de faire à ton corps, je te propose de prendre... Disons 2 packs d'eau d'1.5 litre et de monter 4 fois tes escaliers avec... cela te permettra de constater le poids que tu as réellement perdu et à quel point tu peux d'ores et déjà te sentir plus mince et légère. »
« Ok je ferai le test » acquiesça Sarah qui resta songeuse.
« Tu parais préoccupée. Que se passe-t-il Sarah ? » interrogea le médecin.
« Oui, c'est vrai. En fait j'ai essayé d'analyser les moments où j'avais très envie de manger... et... ça m'embête de dire ça mais...disons que... c'est souvent quand je suis entourée. C'est vrai..., seule j'arrive très bien à gérer mon alimentation et j'ai peu d'envies finalement. Mais l'autre jour alors que j'étais au restaurant avec ma meilleure amie Sophie, elle me parlait et très rapidement, peut-être au bout de 10 minutes j'avais envie de me remplir. Ça s'est aussi produit au restaurant avec mes collègues. Pourtant je les adore. Ce sont des personnes très positives et je n'arrive pas à expliquer ce qui s'est passé. Avec ma famille c'est pareil, je dois me faire violence pour ne pas craquer. » dit-elle.
« Ok et avec ta famille ça se passe comment ? »
« Je suis mitigée car je vois bien qu'ils sont contents pour moi, ils me félicitent régulièrement mais quand j'essaye de leur parler du côté psychologique de la chose, je constate qu'ils ne sont pas du tout réceptifs. »
« D'ailleurs ma mère veut vous appeler » dit-elle, amusée.
« Oui, j'ai beaucoup de parents qui veulent ma peau » dit-il en souriant. « Peux-tu m'expliquer pourquoi tu dis qu'ils ne sont pas réceptifs ? »
« Et bien, j'ai eu le temps de réfléchir à mon enfance et j'ai d'ailleurs beaucoup pleuré sur l'absence de mon père pour m'éduquer, ainsi que sur ses comportements agressifs. J'ai ressenti le besoin d'en parler avec mes deux frères, les deux derniers de la fratrie, ceux avec qui j'échange le plus. J'ai donc invité mon frère à boire un café pour lui faire part de mes questionnements et il s'est à moitié moqué de moi en disant qu'encore une fois je me prenais trop la tête et qu'il fallait que j'arrête d'y réfléchir. J'ai même éclaté en sanglots devant lui au beau milieu du bistrot mais il a tenté de me raisonner en me disant qu'il fallait que j'arrête de trouver des responsables, qu'on avait eu des parents géniaux et qu'il fallait que j'arrête de chercher midi à quatorze heures. J'ai arrêté de chercher à le convaincre voyant bien que quoique je dise, je n'y arriverais pas. »
« Et avec tes parents, as-tu essayé d'en parler ? » demanda-t-il.
« Mes parents... oui, avec ma mère justement et c'est pour cette raison qu'elle est en colère contre vous. Elle pense que vous vous trompez et que de toute façon avec les psys, c'est toujours la faute des parents. Elle m'a dit que vous me mettiez des histoires à dormir debout dans la tête et qu'elle ne voyait pas ce qu'elle aurait pu faire d'autre concernant mes problèmes de poids. De toute façon, elle n'est pas pour les psys et je pense qu'elle était loin de se douter qu'on allait faire une thérapie ensemble, sinon elle ne m'aurait jamais conseillé d'aller vous voir » dit-elle amusée.
« Du coup, là aussi, j'ai laissé tomber voyant bien qu'elle n'était pas prête à la remise en question... et je ne comprends pas car je ne l'ai pas blâmée du tout. Je cherchais juste à comprendre ce qui avait bien pu se passer pour que j'en arrive là. »
Elle s'arrêta un instant puis repris : « Elle a peur je crois. »
« Peur de quoi ?»
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« ... peut être que je lui fasse des reproches justement... vous savez elle a toujours été très gentille et présente pour nous. Elle a arrêté de travailler pour pouvoir élever ses quatre enfants, elle nous emmenait à droite à gauche pour nous permettre de faire des activités, et puis elle a tout tenté pour m'aider. »
« Penses-tu qu'elle ait peur de ne pas avoir été une mère parfaite ? »
« Peut-être oui, et éventuellement peur que je ne l'aime plus » dit Sarah d'un air un peu triste.
« Ce que nous travaillons ensemble a-t-il un impact sur l'amour que tu lui portes ? » continua-t-il.
« Non justement. Je l'aime plus que tout et je sais qu'elle a fait de son mieux. Elle non plus n'a pas eu une mère facile. J'en sais peu car elle ne parle pas beaucoup de son enfance et quand elle en parle, fidèle à elle-même, elle reste toujours très optimiste. »
« Elle se voile la face ? »
« Je ne sais pas... enfin oui sûrement. Elle n'a jamais entamé de réflexion autour de cela et je n'ai jamais cherché à en savoir plus jusque-là ».
« Et avec votre père ? »
« Oula !!!... » lança Sarah. « C'est un peu plus compliqué. »
« Pourquoi ? »
« En fait je crois que je ne supporte plus ses accès de colère. Dès qu'il hausse le ton j'ai envie de lui hurler dessus. Après avoir réfléchi, je me suis dit que je n'avais pas à supporter cela, que je n'étais plus une enfant et que je devais donc être traitée comme une adulte, du coup, ce week-end, ça a clashé ».
Le médecin constata que Sarah commençait à s'agiter. Ses mains, jusque-là posées tranquillement sur ses genoux, trituraient l'écharpe qu'elle avait autour du cou. Son visage si doux habituellement se ferma et il avait l'impression que ses yeux avaient pris une couleur plus sombre.
Les émotions du week-end étaient encore bien présentes, prêtes à ressurgir. Il en profita.
« Dis m'en plus... »
« Nous avons fêté mon anniversaire dimanche midi. Mes frères, ma belle-soeur étaient là, ainsi que ma tante Hélène, à qui je me confie beaucoup. Ma grand-mère avait fait le déplacement... Bref il y avait quasiment tout le monde... nous ne sommes pas une grande famille. »
« J'avais prévu de faire un crumble pour le dessert et de le préparer chez mes parents. Bref, pour une bêtise, comme d'habitude, mon père est sorti de ses gonds... j'avais laissé le beurre ramollir sur le rebord de la fenêtre, il faisait chaud et la plaquette s'est liquéfiée, laissant une marre de gras... et il m'a hurlé dessus comme si j'étais une gamine... alors j'ai rétorqué : je lui ai hurlé dessus à mon tour en lui disant qu'il n'avait pas à me parler comme ça, qu'il devait me respecter. Je bouillonnais intérieurement. Je crois que j'aurais pu lui mettre mon poing dans la figure. »
« Et comme elle le fait à chaque fois ma mère m'a dit de me taire et de ne pas faire d'esclandre devant tout le monde, que ce n'était pas le moment. Mais là encore, quand elle a fait ça c'était comme un tsunami, mon corps tout entier criait « NOOOOON !!! » »
« Et là, ça a carrément débordé... je lui ai dit que ce n'était pas normal d'accepter ses comportements, que c'était toujours aux autres de prendre sur eux pour ne pas le fâcher et que c'était comme ça depuis qu'on était petits... que pour moi c'était fini... je ne voulais plus de ça et que j'avais le droit de choisir ».
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« Elle m'a suppliée malgré tout. Ma mère n'aime pas les conflits vous savez. Elle les évite toujours prétextant que la vie est courte, qu'il faut faire des efforts pour les gens qu'on aime, mais du coup elle ne dit pas ce qu'elle pense. Je ne veux pas faire comme elle. Je vois trop comment cela la dessert. »
Le médecin l'écoutait attentivement, sans l'interrompre.
« J'ai ressenti le besoin d'aller m'isoler car je hurlais et je pleurais. Je suis donc allée dans la salle de bain et ma mère m'a rejoint, suivie de ma grand-mère. Et là... incroyable !!! elles ont continué de tenter de me convaincre d'arrêter le scandale... je me suis sentie étouffée... la salle de bain fait à peine 4 mètres carrés... alors j'ai voulu en sortir et là, tenez-vous bien, elles ont fermé la porte à clé... »
Sarah était rouge de colère et d'indignation.
« ...je crois que j'étais hystérique et que c'était bien la première fois que je me mettais dans un tel état ».
« Que ressentiez-vous ? »
« Un sentiment d'impuissance... ... plutôt d'enfermement. Ça poussait à l'intérieur, mon cerveau était saturé comme si je ne pouvais plus supporter qu'on m'empêche de m'exprimer. Tous mes sens étaient en ébullition, il fallait que je sorte de là, c'était juste une question de survie à ce moment-là ... »
« Heureusement ma tante est intervenue. C'est même elle qui leur a dit qu'elles étaient folles de m'enfermer à clé pour m'empêcher de sortir, du coup elles ont cédé et j'ai couru dans la rue pour pleurer »
« Et bien ce n'est pas un non évènement » commenta le Docteur Philippot.
« Non, en effet... » dit Sarah.
« Et ton père qu'a-t-il fait ? »
« Je ne sais pas... j'étais dans d'autres sphères à ce moment... il a dû continuer ses activités en ruminant contre moi »
« Comment cela s'est-il terminé puisque si je comprends bien vous n'aviez pas encore déjeuné ? »
« Quand j'étais dehors, ma belle-soeur et ma tante sont venues me voir. J'étais dans un état lamentable. Elles ont voulu me consoler et ma belle-soeur m'a dit quelque chose d'étrange... »
« ...elle m'a dit : ta mère ne te comprendra jamais. »
Mais cela ne perturba pas le Docteur Philippot.
« Après m'être calmée un peu, j'ai pris ma voiture pour aller faire un tour et me retrouver seule, puisque c'était invivable chez mes parents. Je me suis arrêtée à l'entrée d'un sous-bois et j'ai beaucoup pleuré... et puis je suis allée retrouver tout le monde qui m'attendait pour déjeuner et TOUT le monde a fait comme si rien ne s'était passé... Joyeux anniversaire ! » dit-elle d'un ton sarcastique.
« Félicitations !!! » s'exclama le médecin. Il avait l'air étonnamment réjoui.
« Comment ça ? » dit Sarah.
« Oui félicitations... tu ne t'es pas laissée faire et tu as réussi à imposer le respect. Tu viens de briser un vieux schéma familial. »
« C'est-à-dire... ? ». Sarah était choquée et faisait mine de ne pas bien comprendre.
« Oui », reprit-il, « dans ta famille, de ce que tu as pu me raconter, ton père est le chef et tout le monde se plie devant ses comportements qui, en société, seraient considérés comme inacceptables. Ce week-end tu as eu le courage de déconstruire ce mode de relation toxique. Et pour cela, tu peux être fière de toi ! »
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« Si vous le dîtes... »
Le Docteur Philippot, prit une posture assurée, presque grave et dit : « tu sais Sarah, tu es une jeune femme intelligente et peut-être qu'un jour tu ne pourras plus voir ta famille, ou alors, les voir séparément. C'est comme avec tes amis et ton petit copain, tu auras sûrement envie d'autre chose, de reprendre des études par exemple. »
Sarah le regarda mais ne fit pas de commentaires. La phrase qu'il venait de prononcer l'avait interpellée mais elle ne comprenait pas ce qu'il sous-entendait et commençait même à se demander ce qu'il cherchait à faire en lui disant tout cela. La séance touchait à sa fin et Sarah se sentait très mal à l'aise. Cherchait-il à l'isoler ? Pourquoi elle ne voudrait plus voir sa famille ? Et pourquoi a-t-il parlé ainsi de ses amis et de son petit copain ?
Quand elle rentra chez elle, les dernières phrases du Docteur Philippot lui laissaient une impression très floue. Elle refusait d'être en accord avec cela, c'était trop radical, irraisonné selon elle, et simultanément elle se sentait touchée sans comprendre pourquoi.

LA REVOLUTION DU TOURNESOLWhere stories live. Discover now