Chapitre 1

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C'est une de ses journées où rien ne va. Rien ne va PAS n'ont plus d'ailleurs. Mais c'est le genre de journée où il suffit que j'échappe ma cuillère, pour que des larmes coulent dans mon café. Oh des larmes de rage et de désespoir, comme dans la littérature classique, pas des larmes de tristesse. Ce genre de journée où je pourrais manger l'intégralité de mes réserves d'Oréo, et celles des enfants de Mme Bissap, au 1er, et je ne serai jamais rassasiée. Une belle journée de syndrome-pré-menstruel-sa mère. Oui je suis un peu grossière, faut vous y faire.

L'avantage de bosser à l'usine c'est que je n'ai pas le temps de m'apitoyer, et que je n'aurais de toute façon pas accès à des Oréos avant de sortir à 21h ce soir. J'enfile mon bleu de travail et lasse consciencieusement mes chaussures de sécurité. Mon bus passe à 13h17. Il est 13h14, je suis en retard. Encore. Je dévale les escaliers en bois du vieil immeuble où j'ai toujours vécu. Et repousse les souvenirs qui remontent systématiquement à la surface quand j'appuie sur la minuterie. Je fais trop de bruit, je sais déjà que Mme Glay me fera une réflexion la prochaine fois qu'elle me croisera, mais je ne retiens pas pour autant la porte qui claque dans un bruit sourd. Vieille peau.

Je pique un sprint phénoménal jusqu'à l'arrêt de bus devant la supérette. Et j'arrive pile à l'heure. L'arrêt est bondé. Je m'écarte un peu le temps de reprendre mon souffle. Évidemment comme c'est une journée de merde, le bus passe avec 7min de retard. Largement assez pour que je me rende compte que j'ai oublié mon portable sur la console de l'entrée. Et que je vais pointez avec au bas mot 4 minutes de retard. Le gros Gérard va forcément me faire une réflexion lui aussi. Je devrais le présenter à Mme Glay.

Dépourvue de mes écouteurs, je ne peux pas échapper à la conversation des deux ados, assises, devant moi. Elles répètent des mouvements saccadés des bras en essayant de suivre une chorégraphie sur leur portable. Quand elles commencent à se filmer, j'ai une révélation : J'ai vieillie. Mais genre beaucoup. À 28ans, je ne m'en suis pas rendue compte, ça s'est fait à l'insu de mon plein gré, comme dirait l'autre.

Il n'y a encore pas si longtemps, mes années lycées, et les quelques mois passée sur les bancs de la fac, faisaient encore référence. Le rap qui emplit mes oreilles habituellement était pointu et dissident. Les jeunes qui tiennent le bloc C juste à côté de chez moi, étaient vraiment jeunes. À cet instant, je réalise que ces gars ont largement passé la trentaine, vu que moi je m'en approche, que le rap français actuel n'a plus grand chose de dissident, et que j'ai fait plus d'année sur la chaîne de montage que lycée et fac confondu. Je me mords la joue. SPM, sa mère.

Je saute du bus devant à l'arrêt de l'entrée ouest de l'usine, celle devant la piscine municipale. Je laisse les ados qui se sont levées pour filmer leur déhanchés, sur la plate-forme du bus. Et ma révélation temporelle malvenue. Je tire mon bonnet de ma poche et l'enfonce sur mes longs cheveux blonds.

Je n'ai pas coupé mes cheveux depuis 8 ans. Huit longues années sans passer chez un coiffeur. Enfin si une fois, Hafsa m'a coupé les pointes, mais ça m'a tellement stressée qu'elle a juré sur la tête de sa mère qu'elle ne le ferait plus jamais, même si je la supplie à genoux. Disons que j'avais été un peu pénible à priori. Mon père a toujours préféré les cheveux longs. Toute petite, il les démêlait soigneusement après le bain avant d'en faire une natte pour la nuit. 

J'aime mes cheveux longs. Je veux bien m'habiller comme un ouvrier des années 80 ; avoir arrêté d'essayer de féminiser mon corps de phasme depuis longtemps ; quand même mes cheveux, j'y tiens. C'est ma concession aux diktats qui régissent les rapports de séduction. 

Je sais l'effet qu'ils produisent sur les hommes et je sais comment les manipuler -je parle toujours de mes cheveux- pour maximiser leurs pouvoirs. Je n'y suis pour rien en même temps, il paraît que ma mère était elle aussi, blonde comme les blés. Je n'en ai aucun souvenir et les seules photos qui restent sont en noir et blanc. Aller savoir pourquoi ; l'argentique en couleur existait pourtant, c'était même la grande mode de l'instantané mais mes parents étaient vintage avant l'heure. Mon père le répète suffisamment souvent que je veux bien le croire, pour ça au moins.

Plan BWhere stories live. Discover now