Chapitre 3

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Finalement je réussi sans difficultés. A éviter toute conversation, je veux dire.
Je pointe pile à l'heure et garde la tête ostensiblement concentrée sur mon poste. J'évite donc de croiser le regard d'Adrien, que j'imagine peser sur moi. Bien qu'en réalité il est si loin dans l'atelier qu'il y a peu de chance pour qu'il puisse m'observer toute la journée. Mais la force de l'esprit me donne l'impression d'être épiée.
Je me concentre sur mes gestes. Je n'en ai pas spécialement besoin, des années que les gestes répétitifs sont ancrés dans ma mémoire corporelle.
Je pourrais les faire en dormant. Mais aujourd'hui à force de concentration j'arrive à m'extraire de cette hyper acuité à mon environnement et c'est exactement ce dont j'ai besoin.

Je retourne mentalement auprès de mon père. Je n'aime pas être partie sans dire au revoir. Evidemment qu'il ne s'en rend pas compte. Mais pour moi c'est important.
Mon père m'embrassait toujours en me laissant les matins. Même dans ma pire période vers mes 16ans, je le laissais me déposer un baiser sur la joue. Une fois seulement je suis partie sans lui dire au revoir. J'étais fâchée et mauvaise comme une carne. Mais son regard quand je me suis éloignée a transpercé mon cœur d'ado rebelle.
Ça ne m'avait pas empêché de claquer la porte de la voiture. Bien fort.

Je l'ai retrouvé le soir, assis dans le fauteuil, un vinyle de blues tournait sur la platine. L'ambiance était magnétique, même la lumière de notre lampe halogène semblait tamisée. La boite à chaussure avec les photos de ma mère était ouverte sur l'accoudoir et il en tenait deux entre ses doigts. Il n'a rien dit de particulier, juste demandé si j'avais passé une bonne journée, comme tous les soirs. Mais je n'ai jamais recommencé.

Je suis vaguement contrariée par la conversation d'avec Mme Soleil. Je suis contrariée d'apprendre qu'elle va partir à la retraite. Je déteste penser à la mort de mon père. Ça m'angoisse.
Mais si il y a bien une chose que je fais pas, c'est me bercer d'illusion. J'ai arrêté il y a longtemps. Mais imaginé que Mme Soleil ne sera plus là, alors que mon père, si, me parait complètement incongru.
Quand mon père est entré dans cet EHPAD il y a quatre ans, la réalité était si difficile à ce moment-là, que Mme Soleil a été vraiment d'un grand soutien. Un repère même. Allez c'est bon, peut-être qu'elle a joué un rôle vaguement maternant à ce moment-là. Voilà, je l'ai dit. Bref.
À l'époque je venais de passer deux ans à descendre en enfer à la même vitesse que l'esprit de mon père. Le point d'orgue avait été l'hospitalisation en unité spécialisée avant la décision d'entrée en EHPAD. Avoir une place en unité fermée, cinq semaines plus tard à priori relevait du miracle. Pour moi ce furent les 5 semaines les plus longue de ma vie. Malgré l'urgence de la situation, la culpabilité me rongeait au point que j'étais envieuse de la situation de mes ongles.
Une fois installé dans sa chambre au -1, je suis venue tous les matins avant d'embaucher, et tous les après-midi quand je sortais du travail. Je ressemblais à un zombie. Je pesais à peine 45kg.
Au bout de trois semaine, Mme Soleil, m'a demandé de ne plus venir. Je l'aurai bien envoyé se faire foutre, mais ce qu'elle m'a dit alors faisait sens, et plus que tout, me libérait d'une obligation mentale dont je n'aurai jamais pu me soustraire seule.

-Votre père a besoin de prendre ses marques ici, de faire le deuil de sa vie chez vous. Vous voir tous les jours, percluse de regrets et de culpabilité, ne l'aide pas. Venez une fois par semaine. Quand vous serez tous les deux apaisés, vous prendrez un rythme qui vous conviendra à ce moment-là.

J'ai secoué la tête, repoussant ses mots.

-Léo, ...

Et c'est la seule fois où je l'ai entendu m'appelé par mon diminutif.

-Vous avez 24 ans, votre vie n'est pas dans les couloirs de cet EHPAD. Quand il peut, votre père le sait. Et quand il ne peut pas, on sera là pour lui.

Plan BWhere stories live. Discover now