DANS LE DOUTE, ABSTIENS-TOI(juillet 846)Rein Maja

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Il faut redoubler d'efforts, les gars

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Il faut redoubler d'efforts, les gars. Après la tuile qui nous est tombée dessus, honorer nos commandes va devenir vraiment compliqué... Vous trois, Tabner, Schafer et Raymond, vos femmes vous verrons pas ce soir ; vous resterez ici pour surveiller les ateliers. Je veux pas que ça se reproduise.

Je les vois soupirer mais ils feront le boulot. C'est leur gagne-pain, après tout. Avec quatre machines hors-service, ça va considérablement ralentir le travail. Je crois que j'ai pas fini d'en baver. Si ça fait que commencer, j'ai du souci à me faire... La seule solution, c'est de dormir sur place ; je serais là, moi aussi. De toutes façons, je vais avoir du mal à fermer l'oeil maintenant. Je sais pas qui a fait ça, mais j'ai des idées ; des gens contre lesquels je peux pas faire grand chose. Mais je vais pas me coucher devant eux comme un toutou pour autant. J'ai quelques appuis au Parlement... enfin j'espère qu'ils n'ont pas été corrompus depuis...

Je descends de l'échelle posée contre la fonderie, m'essuie le visage et les mains et jette le chiffon quelque part. Nos arrivages de lingots se font attendre aussi. Je me demande si tout est calculé pour me mettre dans la merde... Je vais devoir refuser des clients tant que c'est pas réglé. Le souci, c'est que je sais pas encore comment régler ça, justement. Si ça se trouve je me fais des idées, c'est peut-être un concurrent qui en a gros... Mais non, dans le métier, on fait pas ce genre de coup bas ; durant toute ma carrière, ce n'est jamais arrivé une seule fois. Non, c'est l'oeuvre de sales gueules sans scrupules qui se croient au-dessus des lois. Et qui le sont, sans doute.

Je sors de l'atelier et contemple en grimaçant la façade de bois encore noircie. C'est presque un miracle si tout a pas cramé... Ce sont les chiens qui ont donné l'alerte, on dormait tous comme des bienheureux cette nuit-là. Apparemment, les gars qui ont fait ça étaient pas des experts, sinon y'aurait plus une planche debout. Ca les a pas empêché de me saboter le matériel...

Je suis en train de ruminer en me grattant la tête quand un de mes gars m'interpelle. Il court vers moi et m'annonce que j'ai de la visite. Agréable ou pas ? Il répond "Erwin Smith". Smith est ici ? Sans blague ? Des tas de sentiments contradictoires me montent au ciboulot et pendant un moment, je sais même pas comment réagir. L'idée de le revoir me fait plaisir, évidemment, mais je sens aussi un autre truc se pointer qui me plaît pas du tout, et qui ne me vient que rarement : la honte, je suppose... Qu'est-ce que je vais pouvoir lui dire ? Il vient pour une commande, c'est sûr. Il m'a pas retiré sa confiance, ça fait chaud au coeur. Ou alors... il est venu m'annoncer qu'il rompt notre collaboration.

Je sais pas ce que je ressens vis-à-vis de ça. Ca serait un énorme coup dur, pour mon moral surtout, mais d'un autre côté, avec notre dernière livraison... Non, aucune chance, il trouvera jamais un fournisseur moins cher. Il faut qu'on discute ; que je lui montre ce qui se passe ici. J'ai besoin d'en parler avec un homme de poids, d'égal à égal.

Je me dirige vers la maison, pas trop rapidement, pour me laisser le temps de déterminer comment je vais l'aborder. Bah, ça se fera naturellement, comme toujours. Ca y'est, je le vois, il piétine devant chez moi, remuant la poussière avec ses bottes. Je ne saurais pas dire s'il est en forme, il donne toujours si bien le change. J'ai lu les nouvelles sur le bataillon et ça révèle pas grand chose... Il m'en dira peut-être plus.

Il tend la main et je la serre avec chaleur. Je suis si heureux que vous soyez en vie ! On en a pas dormi, en vous sachant dehors, croyez-le ! Je... je suis tellement désolé pour tout ça... On avait tous imaginé autre chose, comme fin... Je n'y ai pas eu la meilleure part, je dois dire... C'est un désastre... Mais vous êtes vivant, et vos meilleurs soldats aussi à ce que je sais ! Croyez bien que j'ai fait tout ce que je pouvais !...

Il m'apaise en posant sa main sur mon épaule et répond que je n'ai rien à me reprocher. J'ai été honnête avec lui et il a fait un choix. Le plus dur de votre vie, j'imagine... Ca été dur pour moi aussi. Et c'est pas fini, il faut que je vous raconte... que je vous montre. Venez.

Je le tire par la manche en direction de l'atelier vandalisé et lui énumère les dégâts. Notre atelier principal, presque parti en fumée. Y a que la fonderie qui a tenu le coup. Une scieuse, une ponceuse, et deux marteleuses, presque neuves. Y a pas une pièce qui ne soit pas tordue, je sais même pas comment ils s'y sont pris. C'est inutilisable. Je me reposais beaucoup sur ce matériel. Je sais pas trop comment je vais m'en sortir...

Smith garde les yeux levés, attentif à l'état de la façade, comme s'il calculait l'argent que j'ai perdu. Puis, sans bouger, il me demande enfin si je peux continuer à honorer les commandes du bataillon. Sujet fâcheux. Y a plein de sous-entendus dans sa question. J'y entends "avez-vous les moyens matériels de continuer à nous approvisionner ?" mais aussi "est-ce dangereux pour vous de continuer à coopérer avec les explorateurs ?" Cet homme a toujours un temps d'avance sur tout le monde.

Je l'emmène à l'écart, dans une ruelle derrière l'atelier, pour éviter qu'on nous entende. Je m'adosse contre le mur tandis qu'il reste stoïque, droit comme un "i". Je vais jouer franc jeu ; je crois que ce gâchis a été perpétré par notre ennemi commun. Celui qui a tout fait pour que je vous livre pas à temps. Il doit se venger, je suppose... Je sais que vous en savez plus que moi à ce sujet. Non, ne me dites pas de noms, ce serait inutile. Je suppose que je peux rien faire contre ces types. Les menaces ont commencé bien avant votre dernière expédition, comme je l'ai écrit dans ma lettre. Je ne suis donc qu'à moitié étonné. Mais il va sans dire que c'est un risque que je peux difficilement continuer à encourir. Mes gars ont besoin de boulot, et moi, je veux faire fructifier mon entreprise. Notre contrat me cause bien du tracas, vous voyez...

Smith ne m'interrompt pas et comprends que je n'ai pas vidé mon sac. Ecoutez, tout ceci sent la merde, au sens propre. Vous savez déjà que je me fais une minuscule marge avec vos commandes, je vous livre à des prix extrêmement bas. Je ne me plains pas, on en a convenu ensemble. Mais malgré ça... vous restez en tête de ma liste de clients. Je vous fait passer devant tout le monde, et vous avez droit à mes meilleurs produits - à part la dernière fois, cas de force majeure, on va pas y revenir.

J'ai ma fierté. Et cette fierté tient aussi au fait que je vous fournis de quoi vous battre. Putain de merde, je suis plus fier de vous servir que ces satanés tirs aux flancs de brigadiers ! Je sais bien que le bon sens me dicte de couper les ponts avec vous, mais... vous trouverez pas un fabricant moins cher ou de meilleure qualité. On le sait tous les deux. Alors... si vous voulez toujours de moi, on va continuer ensemble, Smith. Parce que je crois en vous, en le bataillon. Cependant, j'ai pas envie de mourir non plus. La prochaine fois, ce sera peut-être un de mes gars, moi, ma femme, ou ma petite qui travaille sur Mithras. C'est une enclume suspendue au-dessus de nos têtes. Vous risquez vos vies, nous pouvons le faire aussi, mais... comprenez-moi, je veux pas tout sacrifier. Je suis tiraillé. Je vous suis loyal mais je dois penser à ma famille et à notre avenir...

Smith m'assure qu'il comprend et demande s'il peut faire quelque chose pour me faciliter la vie. Ah, il pige toujours aussi vite ! C'est si bon de le retrouver ! Oui, y a une chose que vous pouvez faire. Voyez, mes gars peuvent pas passer leurs nuits à crécher ici pour s'assurer qu'il arrive rien, ils ont des familles. Ils triment déjà dans la sueur et la crasse tous les jours... Si vous pouviez me prêter quelques soldats, qui resteraient à patrouiller la nuit dans le coin, ça serait génial. Ils sont armés, entraînés à repérer les intrus et à rester éveillés toute la nuit, ce serait une aide considérable. Ca évitera sans doute d'autres dégâts irréparables. Comme ça, je pourrais vous fournir en qualité en temps voulu. Bien sûr, je vais devoir remplacer au plus vite mes machines détruites - quasi neuves, ah les sagouins, les cochons, les salauds ! -, mais si c'est nécessaire, je repousserai certains clients moins importants, je m'en remettrai.

Il hoche la tête et confirme cet arrangement. A la bonne heure, vous êtes toujours un homme de confiance ! On va se serrer les coudes dans ces heures difficiles ! On est dans le même bateau, vous et moi, après tout. Vous avez le temps pour prendre un godet avec moi ? Je suppose que vous avez une commande à passer ? Les donateurs ont été généreux, j'espère ! Venez, venez, ma femme sera ravie de vous revoir ! Elle a gardé une brioche au sucre de côté, je vous dis que ça !

Bras-dessus, bras-dessous, nous nous dirigeons vers ma bicoque, essayant au moins pour un moment d'oublier nos soucis et de retrouver un peu de notre insouciance des débuts.

Les Chroniques de Livaï ~ Tome 3 [+13]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant