5 (b). Frédérique

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En quelques jours, nous avions abattu du bon boulot. La cabane hors d'eau, plus de trous au plancher, des chiottes avec leur cabane, les chaises et le banc presque plus bancales, une table-banc pour l'extérieur suffisamment grande pour y manger à douze, et même le frigo qui fonctionnait. Exit la poussière sur les meubles et la couche de graisse sur la gazinière. Même les araignées du plafond avaient déserté. Restait seulement la vitre cassée, mais on avait vite compris que ce n'était pas la priorité des rangers et après plusieurs sollicitations à la radio (Bob était reparti), on avait laissé tomber l'affaire ; après tout, on ne risquait pas les bourrasques hivernales.

Restait plus que la douche, mais avant de commencer, il fallait attendre que Bob nous amène des tuyaux et du matériel à souder pour réparer le raccordement existant qui n'avait pas supporté la fameuse tempête. En attendant, on suspendait dans une branche un tuyau d'arrosage branché sur le robinet de la cabane. C'était pas génial, surtout que c'était à la vue de tous, mais on pouvait au moins se laver avec un peu de pression et sans polluer complètement le lac.

On n'avait plus qu'à s'installer, c'est-à-dire ranger réellement nos affaires qu'on avait déjà bien commencé à déballer.

Et là, ce fut le premier accroc.

La lutte pour le territoire.

Notre seul et unique territoire personnel pendant le prochain mois, d'où l'importance stratégique de la chose, un peu comme le siège côté hublot dans l'avion quand tu survoles un paysage magnifique ou la rangée tout devant dans un concert de rock (surtout quand on fait comme moi un mètre deux ou presque).

La lutte pour le territoire donc.

Ou comment démontrer que l'homme reste un animal (sujet de philo au bac ?).

Faut dire qu'il n'y avait pas trop de rayonnages dans cette cabane et que certains d'entre nous avaient beaucoup de bordel. Mon (trop gros) sac semblait d'ailleurs bien petit comparé à d'autres. A part Olivia l'italienne, qui n'avait pas de sac, grâce à sa compagnie aérienne qui le lui avait égaré quelque part entre l'Italie et le Canada. Enfin si, elle avait une mini trousse de toilette et un tout petit sac ridicule avec un T-shirt que la compagnie lui avait donnés en guise de dédommagement et quelques fringues que Sandra, la secrétaire du Parc, lui avait prêtées. Pourquoi ce n'était pas tombé sur moi ? J'aurai pu m'éviter de trimballer ce (trop gros) sac, qui finalement, à mesure que je le déballais, me semblait bien vide pour tous les jours à passer ici.

Faut dire aussi que certains (toujours plus ou moins les mêmes) prenaient leurs aises et s'étalaient franchement au-delà de toute décence. L'étalage de crèmes de beauté de Raphaëlle (la belle blonde) a d'ailleurs fait éclater de rire Jonathan (le gros nez), qui cherchait en vain une toute petite place pour mettre ses fringues à lui.

Faut dire surtout que cela faisait déjà quelques jours qu'on était ensemble : l'état de grâce était bel et bien terminé, la bienséance et la condescendance venaient d'être enterrées au profit du naturel qui revenait au galop. Cette première engueulade, qui n'a pas été jusqu'au crêpage de chignon mais s'est arrêtée au vol plané de fringues (dommage, on aurait eu plus d'animation !), a finalement fait écailler les apparences et entrevoir les véritables caractères de chacun d'entre nous. Et j'aurais dû m'en douter, ce ne sont pas les plus gros chiens qui aboient le plus fort.

Finalement cette mise au point a fait du bien. Elle a crevé un abcès qui devenait de plus en plus insupportable. Je m'en suis prise à Raphaëlle, mais en y réfléchissant bien, elle n'était pas responsable, elle n'était que l'objet de leur convoitise. Le départ de Bob avait engendré un changement de comportement chez la partie masculine du groupe. Un peu comme quand le pion sort de la salle d'étude qu'il est censé surveiller. D'adultes compréhensifs et intéressants, ils s'étaient transformés en berdins de 4ème. Une horde d'adolescents pré-pubères titillés par leurs hormones et attirés par tout chromosome XX qui bougeait. J'aurais dû anticiper, me dire que six garçons, quatre filles, inévitablement ça allait être lourd, mais je n'imaginais pas que ça commencerait si tôt. Naïve, va ! Je ne pensais pas non plus qu'il y aurait une biche assez stupide pour entrer dans leur jeu. En regardant le verre à moitié plein, une seule, c'était finalement pas si mal, mais sur le coup, c'était une de trop.

La tension est donc montée, ça a chauffé pour un truc complètement insignifiant au fond (vraiment, se prendre la tête parce qu'on avait tous trop d'affaires !), et c'est redescendu.

Sauf que les relations internationales avec Toronto (et son ambassadrice blonde) ont été rompues.

Si tant est qu'elles aient été tissées un jour.

L'orage passé, j'ai vite sympathisé avec les frenchy, comme ils nous appelaient. C'était évidemment plus facile.

Manu était surmotivé pour tout, toujours partant, toujours d'aplomb. Il parlait tout le temps, commentant presque tout et avec un avis sur tout. Il était cultivé, utilisait un langage châtié et choisissait soigneusement ses mots (je n'avais jamais entendu autant de du reste, quoi qu'il en soit et ceci dit). Il devait avoir passé plus d'heures dans sa jeunesse à discuter politique que mécanique auto, et fréquenter plus les bars et les boites branchées de Paris que les stades de foot. M'est avis d'ailleurs qu'on le croisait plus souvent au Fouquet's qu'au Kebab du coin. Il parlait vite aussi et avec plein d'expressions (évidemment) branchées, ce qui ne devait pas être facile pour les Benj, Raphaëlle et Olivia. Il parlait beaucoup de sa copine, la fameuse Céline. Il parlait aussi beaucoup de ses potes avec qui il refaisait le monde (enfin à sa manière).

Il parlait beaucoup de lui finalement.

Peut-être un peu trop.

Mais enfin il parlait français, ce qui était quand même un avantage considérable pour les discussions plus fouillées que « tu viens d'où ? », « t'as mangé quoi ? » et « tu n'as pas trop de courbatures aujourd'hui ? ».

Et il était sympa.

Parisien, mais quand même sympa.

L'autre français, c'était Pierre, que j'avais vite baptisé Ti'Pierre pour ne pas le confondre avec Pierre le ranger qui était beaucoup plus grand. Et aussi parce que j'ai vite remarqué sa propension à siroter le Ti'Punch et à prendre exagérément l'accent de la mama guadeloupéenne dès qu'il voulait faire le malin. Ti'Pierre était donc un surnom qui lui allait comme un gant et j'étais d'ailleurs étonnée d'apprendre que personne avant moi n'y avait pensé.

Lui, j'adorais sa façon d'aborder la vie facilement et tranquillement. Ce p'tit gars était zen et avec lui, il n'y avait jamais de problèmes. Il se comportait naturellement, comme ça venait. Un peu l'inverse de Manu.

J'avais vite remarqué que Ti'Pierre prenait son temps pour tout, traînait ses claquettes, tirait un peu au flanc, se planquait quand il était question de porter un truc lourd, sortait toujours une petite blague décalée, osait pas mal de truc finalement et s'en tirait avec un grand sourire. Sous son aspect je-m'en-foutiste avec ses cheveux en bataille et son T-shirt parfois à l'envers et bien souvent tâché de tout ce qu'on avait mangé au précédent repas, ce mec était une tête. Un puits de sciences et de connaissances qu'il distillait toujours avec un flegme qui frisait la fainéantise sans jamais l'atteindre, aidé peut-être par son accent tranquille et chantant du sud-ouest. Très fort le p'tit gars. Genre, quand une conversation s'enflammait, il attendait patiemment que tout le monde ait bien parlé et à la fin, sans précipitation, il posait la question qui tue ou balançait nonchalamment son point de vue qui prenait tout le monde de court tellement c'était pertinent.

Dans la rubrique francophone, il y avait aussi Tom. Lui, c'était carrément l'anti-Manu. Il ne parlait pas beaucoup. Il écoutait plutôt. Ou il faisait semblant et restait dans son monde, le visage fermé, comme calé derrière sa mèche, à rouler sa clope. Bon en même temps, au début, je ne comprenais pas toutes ses expressions québécoises. Pour le coup, ça faisait plus ringard que branché, mais avec l'accent, ce merveilleux accent québécois, ça passait. (Faut dire que l'accent québécois a beaucoup plus de charme que l'accent parisien). Il osait parfois quelques commentaires incisifs et en petit comité, quelques bons jeux de mots, délivrés froidement et toujours à propos. Comme il était souvent avec Benj, du coup j'étais souvent avec lui. Mais j'avoue que jusqu'ici, il me semblait un peu transparent, j'en avais même oublié son prénom au début !

Et il y avait Benj.


Et pendant ce temps-là, à Tapachula (mon été dans les bois)Where stories live. Discover now