25 (a). Frédérique

92 21 3
                                    

J'ai essayé de me souvenir du début, comment il est arrivé dans ma vie. C'était tellement insidieux qu'il m'a fallut me remémorer plusieurs fois. J'ai d'abord cru que c'était l'épisode avec Noz. Mais ce n'était que le déclencheur. Il s'était en fait installé dans mes pensés et dans mon cœur depuis longtemps.

Dans mes tripes mêmes.

Cette sensation d'avoir les boyaux comprimés au moment de s'endormir.

Au début il n'était rien pour moi. Un figurant dans cette équipe. D'ailleurs, pendant quelques jours, je ne me souvenais même pas son prénom. Il y avait Benj et mon nouveau monde tournait autour de Benj. Il était tellement le socle du groupe, le marrant, le mignon, l'érudit. C'était évident, si je devais craquer, ce serait sur Benj.

J'avais fait un rêve bizarre, qui m'avait marqué. Un de ces rêves où quand tu te rendors, tu le reprends et il continue. Un rêve qui s'incruste, qui te laisse une sensation toute la journée, et plus même. Je m'en souviens encore, comme si c'était hier.

Je suis sur un bateau avec deux copines et on accoste sur une toute petite île tropicale montagneuse. D'un coup, arrive un gars que je reconnais lorsqu'il s'approche. C'est Jipé, un vieux copain. Lunettes rectangulaires caractéristiques et regard effilé en dessous, bavardage avec les mains, c'est bien lui. Il s'incruste dans le rêve et y prend toute la place. Il drague mes deux copines sous mon nez, et bien rapidement, il sort avec elles, il couche avec elles même, je le sais et il sait que je le sais. Il fait même en sorte que je le sache. Je me vois alors, toute de blanc vêtue dans le rêve, en plein délire, allongée par terre, genre crise d'épilepsie, comme si j'avais subi un choc trop fort ; je pleure, je vomis, je subis ; c'est terrible, c'est insupportable. Et puis l'instant d'après, je suis à table avec mes parents, les deux copines et lui. On mange dans la cuisine, sur la nappe à carreaux rouges, personne ne parle, l'ambiance est tendue, je me sens choquée, résignée, dégoutée, trahie. Je n'ai plus envie de rien, je n'ai plus envie de le voir. Mais son visage est différent, on dirait qu'il a réalisé mon malheur et il me dit « viens avec moi, on part ». Il me prend la main, on quitte la table à carreaux et dehors c'est l'intérieur d'un cratère. Je le suis sur le sentier rocailleux qui monte à flanc de falaise, nous deux habillés de blanc maintenant. Des petits cailloux d'un blanc pur délimitent le sentier de roches noires : à gauche le vide et en contrebas le fond du cratère, à droite la paroi intérieure brune du cratère qui s'élève un peu plus haut que nous. Je nous vois en vue aérienne tourner le long de ce cratère minéral, l'un derrière l'autre, main dans la main, comme si on fuyait, comme s'il m'amenait loin du malheur. D'un coup il s'arrête, se retourne, me regarde. Gros plan. Il dégage la mèche de cheveux de mon visage et m'embrasse d'une façon si douce que j'en oublie tout. Je vois distinctement son T-shirt blanc et ses cheveux presque ondulés, mais plus son visage. Ce n'est plus Jipé, j'en suis presque sûre. Je lui dis « j'ai toujours eu un crush on you » comme ça, en anglais dans mon rêve, sans savoir vraiment ce que ça veut dire crush on you. Lui, il me répond très clairement « t'inquiète pas, on est ensemble maintenant ».

C'était bizarre, parce que les jours d'après ce rêve, j'en étais encore hantée. On était en vase clos dans notre forêt et ce rêve était si intense que je me suis mis à croire au rêve prémonitoire ou plutôt à ce que mon subconscient voulait me faire découvrir. D'autant que j'avais vérifié l'expression anglaise crush on you, ça signifiait : « craqué sur toi ».

Je serais amoureuse sans le savoir ?

C'était évident que ce n'était pas Jipé, je ne l'avais pas vu depuis plusieurs années, je n'avais jamais été attirée par lui et mon amoureux sans visage de la fin du rêve semblait ne pas avoir de lunettes. C'était quand même étrange que Jipé trainât dans un de mes rêves et pas n'importe lequel.

Ce n'était pas non plus Florian. Florian, je le sentais depuis un petit bout de temps maintenant, c'était fini entre nous. Il fallait juste que je le lui dise, mais j'attendais de rentrer parce que je trouvais que ce n'était pas correct de le lui dire par e-mail interposé.

Et si c'était un des Zaôtres ?

J'ai évidemment tout de suite pensé à Benj. Parce que Benj était si ... je ne vais pas refaire un chapitre dessus, j'ai déjà tout dit, sa beauté, ses yeux, son intelligence, sa gentillesse, la couleur de ses yeux ... Benj aussi parce que la phrase de mon rêve était en anglais et qu'il était anglophone. Quoiqu'on parlait toujours français ensemble. Mais je n'étais pas totalement sûre que ce soit Benj le mystérieux amoureux de mon rêve, aussi étonnant que cela puisse paraitre : quelque chose clochait, ça ne collait pas, ça ne collait plus. Peut-être parce que depuis un certain temps, Benj m'exaspérait un peu trop souvent. Peut-être parce que c'était trop facile comme réponse. C'est bien connu, la signification d'un rêve est forcément tarabiscotée. Ou doit l'être. Peut-être parce que c'était trop artificiel mon attirance pour lui. Peut-on tomber amoureuse d'une paire d'yeux turquoise ? Même si elle est portée par un surfeur blond, bronzé, mince, sympa, intelligent, intéressant et drôle ?

Vu comme ça, ça ne fait aucun doute.

Et pourtant.

Qui ça alors ?

Ti'Pierre avec ses cheveux en bataille, son air nonchalant et son phrasé chantant ? Pourquoi pas, il était certes un peu trop maigrichon, mais son regard bleu espiègle était assez craquant. Et puis on était devenus tellement proche lui et moi et on s'entendait tellement bien que c'était plausible. Quoiqu'on était peut-être un peu trop proche. Et rien que de repenser au temps qu'il passait à observer un insecte ou à disséquer une fleur, me confortait dans l'idée que ça ne pouvait pas être lui.

Jo avec sa voix grave, nos soirées guitare et ses blagues ? Il avait beau être baraqué et sympa, je le trouvais vraiment trop moche et ça c'était rédhibitoire : c'était vraiment pas possible que je sois attirée par lui. Même s'il est vrai qu'à la lumière du coucher du soleil, après une bière bien fraiche, voire deux, je lui trouvais un certain charme.

Matt avec son physique musclé, sa figure virile et sa démerde légendaire ? C'était effectivement un bel homme selon les critères de madame tout le monde, mais ça ne collait pas, on se parlait à peine, on se croisait simplement.

Tom avec son accent québécois, nos moments photos et sa petite cicatrice? C'est vrai qu'il avait un certain charme, mais son comportement était parfois vraiment bizarre et même si on était souvent ensemble, je n'arrivais pas à le cerner, surtout quand il pétait un plomb ou se renfermait comme une huitre.

Quant aux filles, je n'y ai même pas pensé. Pas que ça me dégoutait ou que j'avais un tabou bien ancré dans une éducation stricte, non, c'est juste que ce n'était pas mon truc. Même si à bien y réfléchir, j'aurai pu, si j'avais été attirée par les filles, considérer Olivia et Noz. La gentillesse incarnée de ces deux filles, la douceur d'Olivia et l'espièglerie de Noz. Mais avec elles, je me suis contentée de l'amitié.

J'attendais donc la révélation, étudiant mes amis mâles et mon comportement à leur égard.

Je ne pensais pas qu'elle se manifesterait sous les traits d'une sorcière.


Et pendant ce temps-là, à Tapachula (mon été dans les bois)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant