Chapitre 66 : Celle qui ne renonce pas

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Que fut-il dit ce jour-là entre Monsieur Philippe Vermeil et Monsieur et Madame de Monseuil ? Personne ne sut. Anna s'était posé mille questions : son père avait-il menacé Nicolas d'éclater la vérité au grand jour ? Quelle avait été la réaction d'Éléonore ? Mais très vite, ses pensées se tournaient vers Georges. Elle n'avait pas la conscience tranquille depuis qu'elle avait trahi son secret. Son père s'était-il rendu à Montchâteau ou avait-il fait parvenir un courrier le tenant pour responsable de cette affaire ? Georges avait-il appris qu'elle était Anne Vermeil ? Ses fiançailles étaient elles donc définitivement rompues ?

Toutes les fois où Anna calculait ce qu'on avait pu lui dire et ce qu'on avait pu lui cacher, une masse sombre de remords l'accablait. L'amour avait soif de l'élixir doux et sucré à base d'harmonie, de complicité naturelle, et de confiance ; il ne voulait pas la tasse amère de la tromperie et du mensonge. Elle avait tout gâché. Elle s'en voulait constamment.

Le soir, elle se couchait avec un poids dans le ventre, et se levait le lendemain avec la sensation d'être aussi lourde.

Au bout de deux semaines, les traces violacées sur son cou disparurent. Anna passa un temps à observer face au miroir sa peau à présent guérie, vierge. C'était la fin d'une période. Les bleus qui la rattachaient à la date de son agression n'existaient plus, la gravité de l'acte abominable de Nicolas tombait dans l'oubli. Anna la domestique, c'était fini. Celle qui dépoussiérait les rideaux de la grande Demeure le jour et enfilait des tenues légères le soir pour plaire au mari d'une effroyable dame, déformée par la douleur et la jalousie, c'était fini. À présent, elle avait une famille qui la protégeait, un vrai foyer chaleureux et l'orphelinat pour qui elle s'était entièrement dévoué à son bonheur, ne manquait de rien. Les mesquineries de cette malheureuse Éléonore ne pourraient plus jamais l'atteindre. Elle n'était plus son inférieure et sa rivale. Elle était Anne Vermeil.

Elle avait rêvé des centaines de fois de rencontrer sa famille, elle les avait retrouvés, elle les aimait, mais il manquait Georges. Elle ne pouvait pas se résoudre à l'oublier. Personne ne devinait à quel point elle était attachée à lui. Autrefois, elle n'éprouvait que de l'amitié, elle ne comprenait pas comment l'amour ne donnait le sentiment d'être heureux que dans la présence de l'autre. On la traitait d'ignorante et de rustaude, et elle s'en moquait. Mais Georges apparut. Il avait trompé ses certitudes sur les relations. Elle était rentrée dans son cœur et il avait pénétré le sien en laissant un frisson d'amour pur et passionné. Seule la beauté de l'amour transforme. Comment ne pas y être attaché ? Anna aimait voir son regard sombre s'adoucir lorsqu'il se posait sur elle. Elle aimait trouver un sourire discret sur ses lèvres après qu'il l'eut contemplé quelques minutes en silence. Il lisait ses imperfections avec tendresse, c'était un nouveau souffle dans sa vie parfaitement articulée. Elle appartenait à la fraicheur du jour qui s'éveille, il était perdu dans la tiédeur nocturne, et pourtant ils respiraient ensemble.

Anna chuchota à son cœur qu'elle sentit se serrer de douleur : « Ce n'est pas fini. Je te le ramènerai. Je ferais tout pour que ni Georges ni moi n'ayons plus à souffrir. »

Philippe n'avait pas besoin de dire un mot pour que l'on comprenne qu'il ne fallait pas évoquer le nom des Monseuil, mais Anna feintait l'innocente ou plutôt était elle trop têtue pour s'y conformer, car elle était loin de se rendre transparente comme une fille intimidée par son père. Au contraire, au milieu des silences, elle le cherchait du regard pour le supplier, et dès qu'il traversait le couloir pour rejoindre son bureau, elle se ruait devant la porte avec la finesse d'un troupeau de vaches. « J'aimerais vous parler », disait-elle. Mais il répondait toujours : « Plus tard ».

Les jours passaient et Anna avait l'impression que Georges était repoussé de plus en plus loin de la demeure des Pommiers. Il avait franchi la borne de l'écœurement, de l'indignation puis de la répulsion et elle redoutait que son éloignement finisse à la frontière de l'indifférence.

Le fabuleux destin d'AnnaOù les histoires vivent. Découvrez maintenant