Savoir viser

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Cela allait faire un mois et demi que j'étais entrée à Sainte Catherine. Et je m'étais tellement bien habituée à mon nouvel environnement, que j'avais l'impression d'être ici depuis au moins plusieurs années, en ayant tout de même l'impression que la rentrée était hier, alors que les vacances de la Toussaint commençaient ce soir.

Mon uniforme ne me grattait plus trop, et comme tout le monde le portait, j'avais fini par trouver parfaitement normal de se promener dans la cour de récré avec un béret plat dont les bords tombaient devant mes yeux. Je commençais à réussir à aimer les rognons à la sauce au bleu, et quand il y avait des pâtes au Beaufort, j'arrivais à finir maintenant les trois quarts de mon assiette. Et pour le dortoir, les levers d'Emilie à cinq heures du matin pur aller vider sa vessie et les crises de somnambulisme de Violette faisaient maintenant partie de mon quotidien. La sauvegarde de mon sommeil était due à des bouchons d'oreille que Nanthilde avait offert à tout le carré.

Surtout, j'avais l'impression d'avoir maintenant de vraies amies. Emilie me parlait naturellement de son frère, et de son enfance passée au Pays-Bas, et des différences entre l'école en France et l'école là-bas. Elle ne m'avait pas encore parlé de ses parents, cela viendrait peut-être plus tard, mais je prenais ce rôle de confidente très à cœur. Nous prenions le train pour rentrer à Lyon ensemble, nous allions aux louvettes ensemble. Je n'avais jamais eu tant en commun avec quelqu'un. Nous avions nos rituels. Elle se proposait de hisser ma valise sur mon armoire quand je rentrais de week-end, et s'occupait d'enfiler ma couette dans ma housse de couette, et moi je me chargeais de rentrer son oreiller dans sa taie d'oreiller, pour ne pas paraître complètement assistée.

Quant à Nanthilde, je n'avais pu m'empêcher de m'attacher à elle malgré sa méfiance pour le catholicisme — je me faisais régulièrement qualifier de polythéiste — et ses autres différences : des parents vivant ensemble, une famille établie depuis vingt ans dans la même maison à Cherbourg, un relatif relâchement dans l'éducation des enfants. Mme Pellent-Schweizer laissait ses filles sortir en ville, même la plus jeune qui avait l'âge d'Agnès, leur donnait de l'argent de poche qu'elles étaient libres de dépenser dans ce qu'elles voulaient, les autorisaient à porter ce qu'elles désiraient. Nanthilde n'avait absolument aucune pression concernant le choix de son avenir. Si elle voulait devenir championne de volley-ball, ses parents feraient tout en sorte pour qu'elle accomplisse son rêve. Je l'enviais, honnêtement. L'aînée des triplettes m'avait fait découvrir les aventures de Sherlock Holmes, que je dévorais comme des petits pains, et nous passions souvent nos soirées à parler de nos lectures respectives de romans policiers.

Le seul hic, même si elles faisaient des efforts pour ne pas se frapper ou s'entretuer, c'est que la nonchalante Nanthilde ne s'entendait guère avec l'exigeante Emilie. Elles acceptaient de manger à la même table, à la seule condition que j'y sois, mais ne pouvaient s'empêcher de rejouer les Guerres de Religion autour d'un plat de tartiflette ou de pâtes au Beaufort. Quand l'une critiquait l'autre sur le bien-fondé du baptême des nouveaux-nés, l'autre rétorquait en l'attaquant sur la non-reconnaissance de la virginité de la Vierge Marie. Même si je faisais en sorte que le sujet de la religion ne tombe pas sur la table, il y avait toujours un moment où la conversation commençait à avoir un rapport lointain avec la théologie, et l'une comme l'autre saisissait l'occasion pour critiquer mutuellement leurs croyances. Et si jamais rien ne permettait de faire un débat théologique, elles trouvaient toujours un terrain d'affrontement : le fait de porter des jeans, ou alors quelle matière était la plus importante au collège, est-ce que la randonnée était vraiment un sport...Cela devenait souvent usant.

Les Guerres de Religion tombaient souvent au petit-déjeuner. Quand l'une se mettait à s'enflammer sur le laxisme de la litugie des cultes protestants, ou l'autre sur l'ineptie de l'existence du Purgatoire, je choisissais souvent de m'éclipser. Je craignais d'empirer les choses en m'immiscant dans leurs conversations, je préférais la retraite. J'avais arrêté de cesser de temporiser. J'y étais inefficace.

De mes cendres je renais -- Tome IWhere stories live. Discover now