Coup de fil

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  Aline Selzer avait pris le bus de quatorze heures devant les Institutions pour rejoindre la ville Douée de Saint-Georges les Monts. Ou un Havre, dans le jargon de l'Ordre. Elle avait la poche de son manteau remplie de pièces de monnaie. Elle avait rudement négocié avec ses camarades de terminale B pour casser son billet de cinquante francs en plusieurs pièces de un franc.

Une fois descendue devant l'église de Saint-Georges, elle monta vers les chalets des hauteurs de la ville, dans le quartier Jacques de Molay. Les cabines téléphoniques qui s'y trouvaient connaissaient une fréquentation bien moindre de celles du centre-ville où se concentraient les commerces et les services publics. Pas besoin d'avoir la deuxième meilleure moyenne en économie de la classe de terminale B pour savoir ça. Elle pourrait ainsi discuter autant de temps que ses pièces de monnaie le permettraient avec son interlocuteur, sans risquer de se faire presser par une file de personnes impatientes de passer un coup de fil.

Elle arriva devant la cabine. Vide, comme elle l'avait prévu. Et pile en face de la maison de M. Garentenay. Ce n'était pas important, mais elle trouvait ce fait amusant. Elle sortit de son sac à main un stylo-bille à encre noire qui bavait comme elle l'aimait et son énorme bloc-notes "Sciences Po" dans le quel elle notait toutes les informations nécessaires à son entrée dans le prestigieux établissement parisien, des notions du programme de droit public aux tarifs des repas des restaurants à proximité. En passant par le numéro d'Arthur de Mont-Frémont, que celui-ci lui avait finalement fait passer par son frère cadet, le tonitruant Jean. Au bout de trois rendez-vous à la terrasse d'un café proche de l'appartement parisien de la tante d'Aline, parce que Arthur avait chaque fois oublié de lui donner lui-même son numéro. Heureusement que Jean était là.

Un drôle de phénomène, celui-là. Il mettait un point d'honneur à sortir sa chemise de son pantalon, à mal nouer sa cravate...bien loin de l'élégant costume trois-pièces de l'aîné. En même temps, peu étonnant de quelqu'un qui sortait avec l'anticonformiste Clothilde Pellent, qui multipliait les causes à défendre, de l'avortement à la reconnaissance des harkis en passant par la lutte contre la déforestation en Amazonie, autant qu'elle multipliait les extravagances vestimentaires, du chandail en crochet aux couleurs de l'arc-en ciel en passant aux symboles hippies et anticapitalistes brodés sur son sac de cours. Aline avait beau se décrire comme quelqu'un de relativment peu coincé, mais devait admettre que l'aînée des sœurs Pellent atteignait des sommets en niveau de décoincement.

Elle se décida à composer le numéro, glissa sa première pièce dans la fente, et pria pour qu'Arthur lui ait bien donné le numéro de son appartement et non celui de ses parents. Sans en avoir beaucoup entendu parler, elle craignait de tomber sur sa mère. Elle imaginait Anne-Claire de Mont-Frémont comme Constance, mais deux fois plus âgée.

« Allô ? » Répondit une voix féminine.

Aline fronça les sourcils. Les Mont-Frémont de Verseille n'avaient pas de sœur. Et la voix paraissait trop jeune pour être celle de leur mère. Ce n'était pas prévu. Ou alors... Arthur avait une nouvelle petite amie. Possible, c'était un Mont-Frémont après tout.

« Bonjour madame, je suis Aline Selzer, et j'aimerais parler à Arthur de Mont-Frémont, si jamais il est présent...

– Madame ? Je parais si vieille que ça au téléphone ! s'esclaffa la jeune femme. Je vous passe Arthur, il est juste à côté ! »

Un garçon poli, catholique et bien élevé comme Arthur n'inviterait sans doute pas une jeune femme dans son appartement si elle n'était pas sa fiancée. Il avait une petite amie. Sûr. Aline se morigéna. Au fond, qu'est-ce que cela lui faisait ? C'était le droit le plus légitime d'Arthur de sortir avec qui il voulait ! Et s'il ne lui en avait pas parlé au cours de leurs discussions à Paris sur Sciences Po...eh bien c'était tout aussi bien. Elle devait se conentrer sur le travail. Arthur reprit la ligne.

De mes cendres je renais -- Tome IWhere stories live. Discover now