Les Trois-Buttes

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Cinq. C'était le nombre de sacs que je portais, ou plutôt, traînais dans les innombrables escaliers du château de Bon-Papa et Bonne-Maman. Mon sac de vêtements, celui d'Agnès, la serviette contenant les copies d'élèves à corriger de maman, le sac à langer pour Matthieu, et enfin mon sac de cours. Nous passions toujours la semaine des vacances de Noël en famille dans la demeure de mes grands-parents maternels, un assez grand château de style classique niché dans le massif du Vercors.

« Oh, Alex, tu as besoin d'aide ? Proposa Arthur quand j'arrivai au premier étage

- Volontiers. » grognai-je après avoir gravi la dernière marche de l'escalier en marbre refait sous le Premier Empire.

Il voulut prendre tous les sacs, mais j'insistai pour garder au moins mon sac de cours. Il ne fallait pas non plus que j'abuse de la gentillesse de mon cousin. Je le suivis dans le petit escalier raide en planches de bois qui était réparé seulement si une des marches craquait, la dernière fois devait remonter aux années précédant ma naissance.

« Vous passez le Nouvel An ici aussi ? demanda Arthur.

- Non, nous allons au Vésinet le passer dans la famille de Pierre. Et vous ?

- Eh bien, les parents et les petits le passent dans la famille de maman, et moi, je le fais avec d'anciens camarades de promo. J'échappe à quelque chose. »

Je ne comprenais pas l'aversion que Paul, Arthur et Jean partageaient pour leur famille de l'autre côté. En principe, ils évitaient de se répandre en médisances devant Solange ou moi, nous jugeant sans doute trop jeunes pour relativiser les reproches qu'ils faisaient à Léonie, Léopoldine et leurs parents. Quant à leur demander franchement pourquoi ils n'appréciaient pas les Verseille, c'était créer un incident diplomatique au sein de la famille. Un sujet tabou, comme l'oncle Marc, le mari de la tante Elisabeth qui ne venait que pour le déjeuner de Noël, la disparition de mon père, la raison pour laquelle Bon-Papa n'avait toujours pas fait faire les travaux d'isolation des combles, l'endroit où étaient passés les chatons que je voulais adopter qu'avait eu Sardine, la chatte de cuisine, et visiblement les raisons pour lesquelles les parents d'Elise n'appréciaient pas l'ensemble de la famille de Mont-Frémont. Et inversement.

Arthur déposa les sacs dans les couloirs des combles, et me laissa les ranger. Il avait entendu le bruit du moteur de la camionnette de notre grand-père, qui signifiait son retour de la chasse avec les autres membres masculins de la famille déjà sur place. Sans raison clairement compréhensible, Bon-Papa Gilles insistait pour voir son héritier le plus souvent possible, et je me demandais quelle excuse allait inventer mon cousin pour justifier son absence à la partie de chasse.

Quand nous allions en vacances chez mes grands-parents, nous occupions les combles, anciennement habités par des domestiques. Nous étions beaucoup plus proches de la bibliothèque, des grands-parents, que la famille de l'oncle Georges qui logeait dans l'aile gauche, que celle de l'oncle André, sise dans une maison de gardien à l'entrée du parc, ou bien de celle de la tante Elisabeth qui dormait dans l'aile droite. Néanmoins, les douches n'étaient pas tout le temps chaudes, il fallait se couvrir d'au moins deux chandails si on ne voulait pas avoir froid l'hiver, et faire tourner les ventilateurs à plein régime l'été si on ne voulait pas transformer les combles en étuve.

Pierre, et surtout maman insistaient pour qu'Agnès et moi fassions nos devoirs scolaires la semaine des vacances de Noël que nous passions aux Trois-Buttes. Je n'avais jamais su pourquoi ils ne voulaient pas nous voir travailler dans la grande maison au Vésinet qu'occupait seule Bonne-Maman Marie, la mère de Pierre, mais il me fallait bûcher sur une série d'une dizaine d'exercices de maths concoctés par Monsieur Pichard, une vingtaine d'exercices de grammaire, de la part de Mme de Saint-Fond, une nouvelle version issue du De Viris Illustribus, et une cinquantaine de dates à apprendre en histoire. Les devoirs communs, une série d'épreuves écrites dans toutes les matières qui déterminaient si nous pouvions espérer passer au niveau supérieur, auraient lieu à la mi-janvier, ce qui expliquait l'avalanche de devoirs que nous donnaient les professeurs.

De mes cendres je renais -- Tome IWhere stories live. Discover now