Chapitre 7 : Le Spectacle d'Arton

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Les mots de Bernon n'avaient pas quitté l'esprit de Rothaïde. Voilà deux jours qu'il l'avait renvoyée dans sa cabine sans qu'elle ne comprenne pourquoi, et deux jours qu'elle se torturait l'esprit à essayer de mettre du sens sur ses paroles. Trop de questions étaient insolubles : pourquoi lui avoir précisé qu'il n'était pas un meurtrier ? Avait-il menti ? Mais dans ce cas, pourquoi n'arrivait-elle pas à trouver de preuves allant à l'encontre de sa déclaration ? Après tout, elle n'avait jamais vu de villageois périr sous les mains des pirates, elles n'avaient même jamais entendu d'histoires de son peuple. Elle ne savait pas tout ce qu'il se passait à Seinbur bien sûr, mais n'aurait-elle pas dû avoir un chiffre de décès ? Recevoir des plaintes des villageois ? Entendre les messes d'adieux ? Le pirate ne pouvait dire la vérité, il était un mercenaire sanguinaire au même titre que tout son équipage. Mais si elle se trompait ? Et dans ce cas, pourquoi attaquait-il le château ? Voulait-il seulement de l'or ? Pourtant, malgré la grandeur du navire, les hors la loi semblaient vivre dans la simplicité. Que faisaient-ils donc de tout leur butin ? Et diable, pourquoi Rothaïde cherchait-elle à humaniser ses agresseurs ? Ils la retenaient captive, n'était-ce pas une preuve suffisante de leur monstruosité ?

Les pensées de la princesse s'entrechoquaient sans jamais trouver de réponses satisfaisantes. D'autant plus que Bernon avait agit comme si rien ne s'était passé dès le lendemain. Ils avaient une fois de plus dîné ensemble. Il lui avait parlé de poésie, de la mer et de ses merveilles profondes, de la beauté de la ville d'Arton. Rothaïde n'avait su garder le silence comme elle l'aurait voulu, elle devait bien avouer que les sujets de conversation du capitaine lui plaisaient. Mais elle ne l'avait pas interrogé sur les attaques de la capitale pour autant, encore trop peureuse de réveiller chez le mercenaire quelque chose qu'elle ne saurait contrôler.

Ce soir-là encore, le pirate aux cheveux d'or comptait sûrement l'inviter dans sa cabine. Les autres pirates s'étonnaient-ils de ce comportement ? Ou Bernon agissait-il toujours ainsi avec ses autres prisonniers ? Y avait-il déjà eu des prisonniers d'ailleurs ? L'équipage n'en avait jamais parlé devant la fausse domestique. Le chef du navire non plus.

En attendant l'invitation certaine, Rothaïde avait décidé de passer du temps avec Eudoxie et Armad sur le pont. Elle appréciait passer du temps avec eux, leur innocence était revigorante. Elle rappelait à la princesse sa propre enfance dont elle n'avait pas assez profité.

En réalité, l'héritière du trône appréciait tout l'équipage pirate. Attala était toujours présente pour l'aider, Luslyne était aussi bienveillante que bavarde, Gausle lui offrait des sourires maternants comme elle n'en avait jamais eu. Elle avait toujours peur d'Eddo mais elle devait bien avouer que le mari qu'elle découvrait sur le navire n'avait rien à voir avec le pirate auquel elle avait fait face à Seinbur. Sifard était très discret et passait le plus clair de son temps auprès de Bernon. Malgré tout, il avait l'air d'une personne calme et mature. Et enfin, Bernon était cultivé, il savait tenir une conversation tout en incitant au naturel. Rothaïde était terrifiée à l'idée d'avouer son titre royal par mégarde, mais la clarté de ses yeux verts agissait presque comme un sérum de vérité. Mais Rothaïde ne pouvait décemment admettre l'affection qu'elle développait pour les renégats. Alors, elle préférait passer du temps avec Eudoxie et Armad, car étant des enfants, il était normal de les apprécier et elle n'avait pas à culpabiliser.

Le bateau arriverait à Arton le lendemain aux matines. Arton n'était pas comme Carvhill, il n'y avait pas de grand marché, de belles architectures. Du moins, c'était ce que les professeurs royaux avaient dit à la princesse. Pourtant, Bernon en avait fait l'éloge. Dans le regard intense du capitaine semblait briller une étincelle d'admiration à la simple évocation de la ville.

- Qu'y a-t-il de si formidable là-bas ? avait-elle demandé la veille au dîner.

- Tout. La plage et ses poissons, les habitants et leur générosité, les enfants et leur joie de vivre, les maisons et leur chaleur. C'est la plus belle ville au monde. Tu l'aimeras autant que moi, tu verras.

Rothaïde l'avait cru. Elle était désormais convaincue qu'Arton était tout ce qu'elle avait toujours désiré voir. Après Carvhill, elle était honteuse d'avouer trouver des avantages à sa captivité. Coincée entre les murs luxueux de son château, elle s'était toujours sentie dans une prison dorée. Sur le navire pirate, elle était entourée d'un océan plus puissant qu'elle, et pourtant elle se sentait libre. Elle ne prenait pas de décisions certes, mais elle découvrait la vie, la vraie. L'héritière du trône se sentait irresponsable face à ces pensées. Elle aurait dû s'inquiéter de l'avenir de son peuple, mais elle ne pouvait s'en empêcher : la vie des pirates était bien plus belle qu'elle ne l'avait imaginée.

...

- Rose, approche.

L'héritière avança avec précaution vers le gouvernail. Bernon tenait d'une main l'un des manches en bois, et lui tendait de l'autre une longue-vue. Elle saisit l'objet dans ses fins doigts et le porta à ses yeux. Il lui fallut un temps pour s'orienter dans l'étendue bleue ainsi rapprochée, mais elle finit par entrevoir Arton au loin. Au début, elle n'aperçut que les toitures des logements de fortunes, rien qui ne feraient jamais rougir Seinbur ou Carvhill. Puis elle descendit ses yeux sur la plage et découvrit un rassemblement de villageois en train d'acclamer.

- Que célèbrent-ils ? demanda-t-elle au capitaine.

Le pirate blond étira ses commissures.

- Nous. Ils sont contents de nous voir.

Il reprit la longue-vue des mains de la princesse et la porta à ses yeux émeraudes. Il ne put s'empêcher d'allonger son sourire à la vue de la petite ville.

- ON JETTE L'ANCRE ! hurla-t-il.

Aussitôt, les pirates se mirent à répéter les paroles de leur capitaine pour avertir tout l'équipage.

- Va prendre tes affaires dans ta cabine, nous allons accoster.

Rothaïde hocha la tête et redescendit les marches de bois qui l'avaient conduites vers le hors la loi. Dans sa cabine, elle ne prit que deux des tenues que lui avait achetées Bernon – la troisième étant sur elle. Elle aurait voulu apporter de la lecture mais elle avait déjà dévoré les trois recueils de Albrai Sihr et ne pensait pas être autorisée à aller dérober quelques livres dans la bibliothèque du capitaine.

De nouveau sur le pont, on l'invita à s'installer dans l'une des deux chaloupes prêtes à descendre en mer. L'équipage étant petit, il aurait pu tenir sur l'une seule des embarcations. Mais les pirates semblaient emporter de lourds bagages car de nombreux sacs de tissus gisaient ci et là.

L'instant d'après, les deux grandes chaloupes du navire frottaient le sable blanc d'Arton. Des enfants se jetèrent sur les pirates et les encerclèrent de leurs petit bras. Au loin, les parents regardaient la scène avec émotion. Rothaïde remarqua que Bernon enlaçait sans retenue tous les bambins qui s'offraient à lui. Son sourire était éclatant. Les autres renégats aussi semblaient heureux, ils riaient de bons cœurs aux farces des plus jeunes et entamaient des batailles de bâtons avec les plus âgés.

Les parents finirent par se rapprocher de la barque et aidèrent les hors la loi à en sortir les sacs de gaieté de cœur. Ils les remerciaient inlassablement, leur donnaient les dernières nouvelles et leur offraient déjà leur hospitalité. Plusieurs pirates serrèrent de vieilles connaissances dans leurs bras, à peine perturbés par les enfants enjoués dans leurs jambes. D'autres regardèrent la ville avec sérénité.

Mais Rothaïde ne pouvait profiter de la scène comme les mercenaires le faisaient. Car entre les embrassades, les acclamations et les scintillements de voix, elle ne voyait que la maigreur des enfants et la pauvreté des adultes. Les bras étaient fins, les habits déchirés. Les joues creusées étaient salies et les maisons aux loin semblaient prêtes à s'effondrer. Les quelques femmes enceintes semblaient prêtes à s'effondrer de fatigue tandis que les progénitures criaient famines avec leurs yeux. Les hommes ne faisaient guère meilleure figure.

C'est alors que Bernon s'avança sur le sable fin et souffla :

- C'est bon d'être à la maison.

Hors la loi et bientôt ReineWhere stories live. Discover now