Chapitre 1

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Entre deux ruelles perdues d'El Jadida, un homme bifurquait avec son calme habituel. Sa Renault beige poussière, autrefois blanche, puait le cigare et sa radio jouait les vieux disques rayés de nass El Ghiwan. Il freina devant une jeune femme voilée, l'air mystérieux et les yeux recouverts de khôl.

-Ou partez-vous ? demanda-t-il

-Le marché.

Sans plus de mots, la femme embarqua au fond de la voiture, les roues vrombirent avec odeur et le véhicule roula à travers les nids de poule, contourna les enfants qui jouait au foot avec des chandails contrefaits, accéléra pour écraser un cafard, klaxonna quelques fois face à des écolières et finit par rentrer dans le long marché. Là-bas, les effluves d'épices se mêlaient aux déchets de cornet de glace et de couche de bébé pleine.

-Je vous dépose ici ? marmonna le chauffeur.

-Continuez.

Le véhicule fondit à toute vitesse parmi la foule qui poursuivit ses négociations corsées sur le prix d'une poule ou d'une djellaba. Par un miracle incompréhensible pour l'étranger, la voiture ne toucha aucune âme, comme si une force supérieure maniait ces corps pour éviter le drame.


La femme finit par lancer dix dirhams sur la banquette puis descendit du véhicule. Elle s'engouffra à travers une petite allée jaune foncé, le genre de coin où  quelques comméres faisait passer ce bas monde, assis dehors sur des petits siége de Hammam entre deux épisode de  leur feuilleton turque sur 2M.

Au même endroit, un homme en costume recouvert de sueur, cheveux longs, s'écriait d'un accent français : « Taxi ! Taxi !... Ah, enfin ! Ça fait une heure que je cherche du transport...

-C'est que vous n'êtes pas au bon endroit, rétorqua le chauffeur, cigarette à la bouche. Faut aller au rond-point, c'est là qu'y en a plus.

-Ah ! En France, ça ne marche pas comme ça, vous savez ? Les taxis se promènent uniformément partout. Et par ailleurs, il y est interdit de fumer...

-Ou vous allez ?

-À la gare.

-Montez.

Le français embarqua avec lui, stocké dans sa bouche, un long flot d'avis « civilisé ». Bien entendu, il trouvait que les gens d'ici conduisaient comme des sagouins.

-..Mais ce n'est pas de votre faute, rajoutait-il C'est les institutions... Rien que le manque de signalisation. Qui a pensé tout ça ? Dès que les gens se rendront compte du niveau de vie ailleurs, ce pays s'élèvera, j'en suis persuadé.

-Si vous le dites.

Pensant avoir touché le chauffeur, le français s'accota sur le siège arrière avec un sourire. « C'est des gens comme moi qui feront bouger les choses. Je suis journaliste pour un grand magazine : le Petit Marocain. Si vous savez lire, vous en avez entendu parler, c'est sûr. Quand mon article du mois va sortir, les gens vont se lever. Je peux pas en dire plus, ce serait trop risqué, mais faites-moi confiance sur ce coup-là.

-Si vous le dites.

L'homme se rapprocha un peu plus du conducteur. « Puisque vous insistez... J'ai enquêté sur la question du lien entre El Doukalli et le monde du crime avec... des puissances occultes.

-El Doukalli, c'est le gars qui a la tête scotchée sur tous les murs?

-Exactement ! Un gros morceau, hein ? Premier dans les sondages municipaux, mais pas pour longtemps, je vous le promets.

-Si vous le dites.

-Je sais, c'est troublant... Moi aussi, ça m'a fait drôle au début. Je vous conseille d'acheter le prochain Petit Marocain. Si vous ne savez pas lire, apprenez d'ici là. Ça nous fera toujours une vente.

La voiture freina. « On est arrivé. »

-Combien je vous dois ?

-Cents dirham.

-C'est un peu cher...

-C'est le prix.

L'homme hésita, puis tendit un billet de cents au chauffeur qui le rangea à côté de ses Camel.

Juste avant de disparaître sous la foule, le français jeta un regard franc au conducteur, poing droit en l'air. « N'oublie pas mon frère... la révolution est en marche ! »

Le chauffeur soupira, puis accéléra, à la recherche de son prochain client.

Après un demi-kilomètre que l'architecture citadine fit paraitre comme dix, il trouva le second homme ; un vieillard en djellaba, coran dans la main droite.

-Salam, grand-père, lança le chauffeur en freinant. Où vas-tu ?

-Salam, fiston... Te rends-tu à la mosquée du quartier de Saada ?

Il y avait toujours quelque chose de fier et décrépi dans le visage de ces doyens- un stoïcisme millénaire dont ils étaient les derniers représentants, bientôt retourné à Dieu.

-Pour vous, mon hejj ? Bien sûr !

L'homme embarqua. Ils roulèrent longuement et étrangement. Peu de mots sortirent, mais chacun était profond. La dacia s'arrêta devant la mosquée, seul lieu préservé par le temps dans un océan de bâtiment souillé.

Juste avant de descendre, le grand-père regarda le chauffeur : « Combien cela fait, fiston ? »

-Pour vous, mon hejj, c'est gratuit.

Le sage dévoila ses dents brunes dans un sourire. « Dis-moi ton prix... Que ferais-je avec mon argent devant Allah ? »

-Dix dirhams, grand-père. Et c'est vraiment parce que vous insistez !

Le chauffeur reçut l'argent, le rangea dans sa poche et démarra le véhicule. Une fois de plus, son taxi beige disparut à travers les allées jaunes de la ville.

Il poursuivit son chemin avec comme seule guide les fluctuations mystiques de la guitare des nass l'gwhian. Un accord très long le mena au douar de son enfance, celle ou il avait tant trainé en imitant les figures d'Abdelmadjid. Face à un client en imperméable beige , un sourire releva sa moustache. Il freina.

L'homme à l'imperméable plissa ses sourcils, puis éclata de rire à son tour. « Hamid, vieille peau ! Qu'est-ce que tu fais là ?

-D'après toi, salopard ?

-Je vais au quartier de l'ampoule, ça te va ?

-Monte, sacripant.

La voiture reprit sa course, avec un inspecteur privé à son bord.

-Alors, lança le chauffeur, les affaires marchent ?

-Oh, comme d'habitude. Toujours des femmes battues, des maris trompés et des accusations de sorcellerie à démystifier. Et toi, ça roule ?

-Ça fait que rouler... Toute la journée, tous les jours.

-Pourquoi t'es pas venue dimanche passé ? T'avais peur que je te défonce au cartes ?

-Que tu triches, ouais... Avec toute les cartes que tu caches sous ton imperméable... c'est pour ça que tu le gardes en été, salopard ! De toute façon, j'avais pas le temps, j'ai deux mois de loyer impayé, vaut mieux rouler.

-Bonne chance, alors... (il pointa la rue devant eux : ) Déjà arrivé, tu roules bien, c'est sur ! Salut, vieille branche.

L'homme jeta une pièce de dix dirhams sur les cuisses de son ami d'enfance avant de s'engouffrer dans le douar.

Le chauffeur repensa à toute leur soirée ensemble, à jouer aux cartes ou à réécrire l'histoire de leur pays. Alors, il reprit le trajet, éternellement.

El MehdoumaWhere stories live. Discover now