Des cafards

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NOS ENFERS MULTICOLORES

Tertia Fabula Terræ Secundæ

roman (dessins de l'auteur)

Livre premier :
LES SENTIERS TORVES

Chapitre 1 : Des cafards

  En dépit des instructions que leur chef leur avait données, ils avaient laissé la porte béante derrière eux. Sortis sous l'œil indifférent d'une chouette des rues, perchée sur l'enseigne verte de la librairie, ils s'étaient engouffrés dans la nuit sans regarder en arrière. Sans même savoir si on les poursuivait, ils couraient de toute la vigueur de leurs jambes maigres de gosses perpétuellement affamés.

  À cette heure, les ruelles enchevêtrées du quartier de la Croix d'Or étaient vides et ils se dirigeaient à la seule lumière de la Lune et de leur parfaite mémoire des lieux. Leurs mauvaises sandales faisaient chanter les pavés de la ville, endormie dans la chaleur de l'été.

  Ils étaient trois. Le plus vieux n'avait pas douze ans et le plus jeune à peine six. On avait eu besoin de ce dernier pour se glisser dans le soupirail de l'échoppe de Maître Saulx, le relieur, où s'entassaient des livres plus anciens que la République d'Orgia elle-même, et ouvrir à ses complices. L'aîné portait une besace dont la bandoulière menaçait de se rompre sous le poids de leur butin. Il n'avait pas voulu répartir la charge : Goupil lui avait personnellement confié cette mission et ne faisait pas confiance à ses deux acolytes. Et si l'un d'eux en profitait pour disparaître avec son chargement ? Le blâme en retomberait sur lui et Goupil le brûlerait tout vif pour moins que ça.

  Tous les trois portaient les habits noircis et incomplets qui caractérisaient les cafardiers, nom que les gens de Severgorod avaient donné à ces petites bandes d'enfants abandonnés qui infestaient la ville. Le plus grand portait une chemise qui avait dû être celle d'un berger, à en juger par les quelques décorations brodées qu'on y voyait encore.

  Cette fois, c'était une bonne prise et Goupil serait satisfait !

  Sortant d'une ruelle particulièrement étroite et obscure, ils débouchèrent soudainement sur le Quai des Médecins. C'était la partie la plus exposée du trajet, car ce quartier était éclairé par les réverbères, présents du Prince à la cité, mais aussi par les innombrables fanaux accrochés aux péniches. On ne dormait jamais près des canaux. On y chargeait et déchargeait des marchandises en permanence. Que ce fût à cause de la lumière pâle des mystérieux fluides des alchimistes ou des flammes jaunes des lanternes à huile, il était impossible de passer inaperçus.

   Mais les marins n'avaient que faire de trois gamins, qui couraient comme s'ils avaient cent démons aux trousses. L'un d'entre eux, qui s'était assis sur un tas de cordages pour y fumer une pipe, leur accorda à peine un regard las. En arrivant à la hauteur du Pont-aux-Crevés, les enfants aperçurent la silhouette grandiose de l'Opéra.

  C'était là qu'ils étaient attendus. Non pas dans la loge princière ni dans les chambres des artistes ou les gigantesques coulisses abritant la machinerie complexe qui faisait l'orgueil de la cité, mais au fond d'une cave où étaient conservés de vieux décors qui n'avaient pas vu la lumière des lustres depuis des années. Un groupe d'enfants s'y cachait entre les toiles et les canevas de bois utilisés pour les tendre.

  Une unique lanterne éclairait leur refuge. Ils étaient une dizaine, garçons et filles mélangés, d'âges très variés mais tous vêtus d'oripeaux informes. Une fille brune avec de grands yeux noirs avait découpé ses chaussures dans un décor marin et on l'appelait Pieds-Bleus. Certains jouaient aux osselets avec des morceaux de verre coloré et d'autres mangeaient bruyamment du pain que Pieds-Bleus distribuait avec parcimonie. On entendait la voix de l'un d'entre eux, qui chantait pour sa petite sœur une berceuse dans une langue inconnue.

Nos Enfers MulticoloresWhere stories live. Discover now