L'Empereur et la marionnette

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  Quelquefois, l'Empereur oubliait tout à fait Arseterre. Pas seulement ce que le Dieu- Vautour lui avait pris à son départ, mais à peu près tout. Il finissait par se croire à la tête de l'Empire Invisible, comme son titre en effet le laissait supposer.

  Pris dans les délices et les affres de la gestion des innombrables colonies où flottait l'étendard au cygne d'argent et de la toute-puissante flotte impériale, sacerdoce qui le passionnait et le tourmentait à la fois, il se figurait en maître absolu de ces terres, ces navires, ces mortels et ces immortels... jusqu'à ce qu'une missive vînt lui rappeler qu'il n'était qu'une marionnette. Une missive comme celle qu'il venait d'ouvrir.

  « D'Agrion le quatrième, Roi d'Arseterre et maître de l'Empire, porteur de la couronne sacrée de Dagny la fondatrice et Delling le dieu mort, à Lyctus Malperthuis, cinquante- troisième Empereur et son servant dévoué,

  Dès votre arrivée en notre port de Naamari, veuillez sans tarder tout mettre en œuvre pour garantir la soumission et le silence des Ihminen vivant sous notre autorité, qu'ils soient au service de l'Empire, d'une famille patricienne ou bourgeoise. Vous ferez mettre sous les verrous tous les citoyens orgètes vivant à Naamari et procéderez à une épuration systématique de tout mercenaire originaire d'Orgia dans les rangs de vos troupes.

  À la première provocation des forces orgètes, vous vous emparerez de Porte-Neyre. Vous enverrez des expéditions d'exploration vers le nord du pays, afin de préparer au mieux la campagne qui doit avoir lieu dès la fonte des neiges.

  Que Malivole, dieu de la guerre et du tourment, et la Belle Dame Sans Merci, déesse de la justice et du châtiment, vous aident dans votre tâche. »

  Ainsi avait parlé le Roi d'Arseterre, comme en témoignait le sceau en forme de spirale apposé sur la lettre. L'Empire Invisible était si secret, que l'identité de son véritable maître elle-même était inconnue des milliers d'âmes qui le composaient. Lui était l'Empereur, la marionnette que tous connaissaient, et il devait œuvrer au prestige d'un pays qui n'était pour lui qu'un souvenir parcellaire.

  Lyctus alla à la fenêtre. La galère impériale glissait lentement dans l'étroite baie de Naamari, déjà occupée par les vaisseaux militaires qui l'avaient précédée. L'Empereur ne s'était jamais rendu dans ces confins gelés du territoire qu'il était censé administrer, mais il devina que le paysage entourant le petit port avait beaucoup changé au cours des dernières semaines.

  On avait rasé les bois entourant Naamari, pour bâtir des forts capables d'accueillir les premiers régiments, chargés de venger l'honneur d'Arseterre et de pacifier la région. Il avait fallu dégarnir des colonies où ces troupes étaient pourtant plus que nécessaires.

  Mais comme le disait le Préfet de Naamari, dans sa lettre : « Le ravitaillement surtout sera difficile : tant d'hommes en plein hiver et dans un pays si hostile. » Dans le jargon diplomatique des fonctionnaires de l'Empire, difficile signifiait en général impossible. Il avait écrit au Roi pour demander le secours de la Myriade, mais...

 On frappa à la porte : un jeune homme entra, qui avait comme lui le cheveu châtain et bouclé et les mêmes yeux d'un brun très sombre, presque noir. C'était son fils Vyl, chargé d'un plateau portant l'un de ces cruchons de cuivre qu'il utilisait pour préparer le bôna, la boisson dont l'Empereur ne pouvait guère se passer. Cette fois, il apportait aussi une lettre.

  -La Hiérogrammate ? demanda-t-il, tandis que le jeune homme refermait du pied la porte basse de la cabine.

  -Oui Père, si j'en juge par le sceau des Harugar, répondit celui-ci. On dirait qu'elle et le Roi se répondent, par les missives qu'ils vous adressent alternativement.

Nos Enfers MulticoloresWhere stories live. Discover now