Nos Enfers Multicolores

Le baiser de la Néréide

  Lina reposa l'ouvrage qu'elle était en train de lire, et regarda le revenant qui avait la forme de Clotaire. Assis sur l'unique chaise de leur petite chambre de l'Auberge de la Tête Noire, il lisait un autre des livres qu'elle avait ramenés de chez le vieux Colin. Elle-même étendue sur le lit dont la dureté était à l'avenant de l'inconfort général qui caractérisait l'établissement, elle l'observa à la dérobée, car elle aimait le voir lire.

  Dans ces moments, il ressemblait véritablement à Clotaire. Elle retrouvait son regard captivé et ses gestes délicats pour tourner les pages, de peur d'en abîmer une.

  Même mort, il lisait toujours plus vite qu'elle, dévorant les mots avec une infatigable avidité. Elle, en revanche, commençait à avoir mal aux yeux, à force de déchiffrer des typographies obsolètes. Tandis qu'elle humectait son visage avec l'eau froide contenue dans l'aiguière de bronze mise à leur disposition, le revenant lui dit de sa voix égale :

  -Voilà : le mythe d'Andromède, jeune fille enchaînée au rivage pour être sacrifiée à un dieu de la mer. D'après cet auteur, ce sont des noces rituelles avec l'un des dieux des océans : Poséïdon.

  « Des noces rituelles ? Voici qui éclaire d'une toute autre lumière l'histoire de serpent monstrueux dont m'a parlé le vieux Colin », se dit Lina. Elle s'approcha de Clotaire et posa une main tendre sur son épaule, à laquelle il ne réagit pas. Cette fois au moins, il ne l'avait pas repoussée. Il lui montra une gravure représentant le dieu sous la forme d'un homme nu, pourvu d'une barbe et d'une chevelure bouclées et armé d'un trident. Une cour de jeunes filles parées d'algues et de coquillages l'entourait.

  -Plutôt gourmand, le vénérable dieu de la mer, remarqua Lina.

  -Ce sont les Néréides, des immortelles qui vivent dans les mers, expliqua Clotaire. Amphitrite, celle que tu vois assise près du dieu, est son épouse. Elles descendent du sang des Titans Océan et Téthys.

  -Des titanides descendant d'Océan... comme les Harpies ?

  Le revenant acquiesça d'un hochement de tête solennel. Lina savait que cela ne signifiait rien. Le calme absolu de ce Clotaire créait une impression fausse de solennité, là où il n'y avait qu'une totale indifférence. Pourtant, la jeune fille ne put s'empêcher d'attribuer à cette réponse silencieuse une valeur particulière. Mais sur le moment, la réflexion suivante du mort-vivant l'éloigna des Harpies :

  -L'auteur dit aussi que le baiser d'une Néréide permet à un être humain de respirer sous l'eau.

  -C'est donc ce qui serait arrivé si le héros - Persée, c'est bien ça ? - n'était pas intervenu pour sauver Andromède ? s'enquit Lina. Des Néréides seraient venues la chercher et, d'un baiser, l'auraient rendue capable de les accompagner dans le royaume du dieu Poséïdon, qui l'aurait ajoutée à son sérail ?

  -Sans doute, si l'on en croit cet ouvrage, admit le revenant.

  De quoi avait parlé la malheureuse ? Elle avait dit qu'on l'avait parée comme une mariée, qu'on lui avait parlé d'accordailles pour la donner à un monstre aux mains froides. Des noces rituelles? Un viol rituel ? Lina sentit ses entrailles se nouer, en souvenir des violences qu'elle-même avait subies. S'il y avait un rite, y avait-il un prêtre ? « Et l'homme des mystères regarde... Il sourit et il regarde », avait dit Lucile-Andromède.

  -L'homme des mystères ? dit Clotaire. Mystère est le nom que les Hellènes donnent à la part secrète de leur religion.

  Lina ne s'était pas rendu compte qu'elle avait parlé toute seule. Mais elle s'en félicita a posteriori, car cela ne faisait maintenant plus aucun doute : un prêtre officiait à ce rituel, auquel cette Andromède-là avait failli succomber. Sans doute les précédentes Andromèdes lui devaient-elles leur disparition... voire leur décès. À moins qu'elles fussent vraiment quelque part sous les flots de la Mer Aisée, attachées à la cour sous-marine du dieu au trident ?