Harpyia! Harpyia!

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  Cordelia avait voulu profiter d'une accalmie pour marcher le long du rivage. Goupil l'avait suivie sans discuter, inquiet de ce que sa tutrice allait lui dire. Elle s'était fait ouvrir une poterne du Guêpier, donnant sur la seconde des deux Jumelles, celle où les élèves n'allaient jamais.

  Étant orientée vers le nord, elle était beaucoup plus rocailleuse que sa sœur, mais avait la même manière de descendre vers la mer en une longue pente douce. Étrangement, un arbre solitaire au tronc noueux et tourmenté s'y trouvait aussi. Il avait déjà perdu toutes ses feuilles et semblait annoncer un hiver précoce. Cordelia posa la main sur le bois et eut un sourire admiratif, comme si elle félicitait l'arbre pour sa ténacité. Puis elle posa à Goupil une question à laquelle celui-ci ne s'attendait vraiment pas :

  -Dis-moi, où en es-tu avec Clarensia de Valois ?

  Pour une fois, le teint ambré du jeune garçon fut à son avantage, car elle ne remarqua pas la rougeur qui lui vint au front. Il balbutia qu'ils étaient amis, sans rien ajouter de plus. Mais cela parut satisfaire la magicienne, qui lui demanda si la jeune patricienne lui avait parlé de son mariage prochain. Goupil chercha alors à masquer son embarras en se fendant d'un luxe de détails, au sujet du promis, du concordat, de la nécessité d'avoir un héritier... ce qui surprit fort agréablement sa tutrice :

  -Elle t'a confié tout cela, mais c'est parfait ! Vous êtes donc proches ?

  -Euh... Oui, j'imagine, répondit Goupil d'une voix hésitante. Elle m'a appris à lire la langue commune. Elle s'est toujours montrée très... amicale à mon égard.

  -Tu dois donc connaître ses sentiments vis-à-vis de cette union ?

   -Elle obéira. C'est en tous cas ce qu'elle m'a dit.

   -Mais en est-elle heureuse ?

   Goupil regarda Cordelia, tâchant de deviner, dans le pli de ses lèvres toujours abîmées par la même cicatrice oblique, quelle réponse la magicienne attendait. Le vent agitait en tous sens ses cheveux sombres, malgré le catogan qui les retenait. Mais son visage était imperturbable. Il était impossible pour Goupil d'y déceler la moindre intention, aussi préféra-t-il se borner à dire la vérité, sachant que Cordelia pouvait lire dans son esprit :

  -Non. Elle ne voulait pas devenir Princesse. 

  -T'a-t-elle expliqué pourquoi ? répondit sa tutrice, qui parut nullement surprise de cette réponse.

  -Je crois qu'elle préférerait se consacrer entièrement à son art. De son point de vue, les obligations d'une Princesse, et même d'une simple patricienne, sont... euh...

  Il hésita, car il pensait avoir encore une patricienne devant lui. Avec un enthousiasme particulièrement marqué, Cordelia se proposa de finir sa phrase laissée en suspens :

  -Assommantes ? Stupides ? Grotesques ? Absurdes ? Inutiles ?

  -Voilà, c'est ça... Elle n'accepte que par sens du devoir, pour que la Principauté de Leuperthuis ne tombe pas dans l'escarcelle des... hem...

  -De ma famille ? Les Visconti ?

  Goupil acquiesça, redoutant quelque colère de Cordelia, inspirée par la défiance de son amie à l'égard des Visconti. Mais la magicienne se contenta de maugréer qu'elle ne comprenait que trop les réticences de la jeune fiancée, à l'égard de ceux qui constituaient déjà la belle-famille de son frère. Elle paraissait néanmoins préoccupée, comme si la réponse du sorcier ne venait que confirmer ses craintes.

Nos Enfers MulticoloresWhere stories live. Discover now