Kovarna

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  Les suppliants étaient venus en foule, ce matin-là. Comme on pouvait s'y attendre, ils avaient pour la plupart les traits masqués, sans doute pour cacher les déformations qui faisaient d'eux des Tors. Le désespoir frappait plus généreusement les basses castes. Massés sur le parvis du Temple des Abysses, ils s'étaient prosternés lorsque Roxane était sortie, leurs bras tendus vers elle dans un geste implorant.

  Elle savait que c'était son rôle et que les suppliants ne s'adressaient au Temple qu'en dernier recours. Elle pouvait ressentir leur désespoir inscrit dans leurs voix brisées et leurs gestes fébriles, souvent ostentatoires, mais toujours témoignant d'une détresse bien réelle.

  Ce matin-là, les suppliants étaient nombreux devant la demeure de l'Inhumaine, car partout ailleurs l'espérance s'était faite rare. Les yeux rivés sur Roxane, ils tournaient le dos aux effigies colossales de leurs Dieux, érigées le long du rempart qui encerclait Enclose. Leurs prières n'avaient pas été écoutées, et seul le Tsekh avait peut-être, dans son manteau de pierre sombre, quelque chose qui les sauverait. Roxane savait tout cela, mais ne pouvait que les détester.

  Les suppliants jouaient des coudes pour se rapprocher le plus possible d'elle. Une femme commit l'erreur de lui saisir le bras, et vit sa main, pourvue de trois doigts seulement et qui ressemblait plutôt à une griffe, s'enflammer aussitôt. Elle hurla en se jetant en arrière, tandis que tous s'écartaient, comme par peur de partager sa disgrâce. Son corps roula jusqu'en bas des marches.

  Roxane tenta de masquer le dégoût que lui inspirait ce qu'elle venait de faire. «C'est nécessaire», lui avait dit son père « sans quoi ils auront tôt fait de t'écarteler, pris dans l'emportement aveugle qui caractérise la populace ». Pourtant, Roxane n'avait pas peur d'eux. Pourquoi lui feraient-ils du mal, puisqu'elle incarnait leur ultime recours ? Mais elle n'avait jamais pris le risque de les laisser la toucher. Tant pis pour cette malheureuse.

  Les suppliants formaient une masse compacte autour d'elle et ils étaient venus pour être dévorés eux-mêmes, ou pour offrir une autre âme à l'insatiable soif des Seigneurs des Abysses. Ils attendaient d'elle son infâme complicité, car elle seule et son père connaissaient les paroles sacrées. Et c'était pour cela qu'elle les haïssait.

  Il fallait bien commencer, alors elle désigna du doigt une autre femme que celle qu'elle avait châtiée par le feu, comme par désir de compenser l'acte violent qu'elle venait de commettre. On ne voyait de cette femme que son front, ses yeux ambrés et une chevelure soyeuse couleur d'écorce. Le Dieu Ardent avait-il choisit d'épargner un peu de sa beauté ?

  Heureusement surprise d'être choisie, la Torse se releva aussi vite que le lui permirent ses jambes tremblantes, avant de suivre Roxane à l'intérieur du Tsekh. Les portes d'or du Temple étaient grand ouvertes, mais les autres suppliants ne les y suivraient pas. Plutôt que d'investir l'immense nef du Temple, ils resteraient amassés sur le parvis. C'était la règle. Il fallait que chaque suppliant se sentît véritablement seul face aux Abysses, avec comme unique guide le prêtre ou sa fille.

  -Comment t'appelles-tu ? demanda Roxane à la suppliante.

  -Vespida, répondit celle-ci, tout en regardant autour d'elle les idoles des Knïaz avec une sorte de terreur avide, comme si elle devait choisir le gouffre dans lequel se jeter.

  Roxane eût préféré ne pas connaître leur nom, car cela rendait tout encore plus difficile. Mais son père l'exigeait pour ses archives. Elle lui demanda aussi de quel quartier de la cité elle venait et fut surprise de l'entendre répondre : « les Ombrages ».

  -C'est le quartier estudiantin ? dit Roxane. En général ce sont des Drets qui y vivent.

  -Je suis servante, et mon ami est... Il étudie, justement. C'est pour notre fils que je viens. Il n'a que trois ans mais...

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