Au seuil des heures perdues

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  Pieds-Bleus parvint enfin à desserrer ses mains de la corde. Face contre terre, le corps de Zogan, désormais parfaitement immobile, était étendu sous elle. Elle ne voyait pas son visage et c'était aussi bien. Pieds-Bleus savait à quoi ressemblait l'expression ultime d'un pendu et elle n'avait nulle envie de la voir peinte sur les traits de son éphémère séducteur.

  -C'est inutile, ma jolie, lui avait dit calmement Zogan. Je suis un enfant des pierres. La lame de cette dague est en fer et le fer est lui aussi un enfant de la pierre. Il ne peut me blesser.

  Mais l'enfant des pierres avait besoin de respirer. C'était le pari qu'avait fait Pieds- Bleus : utiliser sa petite taille pour se coller à lui, l'empêcher de la maintenir à distance de ses longs bras, puis se glisser derrière lui et lui passer la corde au cou, avant de serrer de toutes ses forces.

  Zogan était mort. Il lui semblait que son corps avait agi sans intention de sa part, comme si elle avait été emportée dans un rêve, un cauchemar sordide où elle n'avait plus été qu'un animal effrayé luttant pour sa survie. La lanterne posée à terre donnait au cadavre inanimé du Maître de carrière une ombre démesurée, qui semblait prête à étouffer la jeune fille. Elle regarda vers le haut le trou par lequel elle était entrée dans ce piège. Elle avait aussi tué la seule personne qui eût pu l'aider.

  Lina ?

  Enfin ! Cette fois elle s'autorisa à parler à haute voix, puisque selon Maldère personne ne l'entendrait.

  -Ça va mal, Maîtresse Visconti ! Je viens de tuer Zogan.

  Après un silence, la magicienne lui demanda où elle était et comment elle en était arrivée là. Lina raconta d'une traite l'étrange succession des événements de sa journée, sans omettre la manière dont Zogan avait paru invulnérable à une lame de fer. Pour toute réponse, sa tutrice lui demanda de fixer le sol devant elle.

  L'instant suivant, elle se retourna sous l'effet d'une intuition subite et vit Cordelia Visconti, sans veste ni cape, dans ses pantalons de cuir et avec une chemise de soie blanche. Elle tenait son épée à la main, dans son fourreau mais détachée de sa ceinture, comme si elle venait de la saisir. Lina ne put s'empêcher de sursauter :

  -Mais... Vous êtes déjà venue ici ?

  -Non. Mais toi oui. Pourquoi crois-tu que je t'aie demandé de fixer le sol devant toi ?

  Cordelia retourna du bout de sa botte le corps de Zogan et secoua la tête :

  -Quel gâchis.

  Elle ouvrit la besace avec laquelle il était arrivé, que Pieds-Bleus n'avait pas osé toucher. Elle y trouva des étuis de cuir contenant chacun une fiole d'un liquide laiteux. Cordelia eut un sourire : elle aimait lorsque tout concordait ainsi. Inutile même d'ouvrir les fioles pour en vérifier le contenu. Enveloppées avec tant de précautions, elles ne pouvaient contenir que du lait de champignons-parleurs.

  -Par quelle galerie l'as-tu vu arriver ?

  Lina la lui indiqua et Cordelia lui fit signe de l'y suivre après avoir ramassé la lanterne. Une fois devant le cul-de-sac, la magicienne ôta ses gants et se mit à tâter la pierre. Après un long moment de cet examen muet, elle s'arrêta sur un pan de mur qui n'avait aux yeux de Lina rien de particulier et psalmodia un sortilège. Dans la pénombre, ses yeux sombres s'illuminèrent d'une lueur dorée. Un instant plus tard, elle demanda à Lina :

  -Zogan... C'est un nom de montagnard, n'est-ce pas ?

  -Euh... oui. Zogan vient des Monts Lyriens. Il est descendu à Brâme quand il avait mon âge.

Nos Enfers MulticoloresWhere stories live. Discover now