La question

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  -C'est de savoir si tu es capable d'obéir, Goupil, dit Cosme en jetant un galet pour faire quelques ricochets sur la mer, pour une fois relativement calme.

  -Un, deux, trois, quatre ! compta Zaïre avant de l'imiter.

  On ne savait pas si l'hydromancien le devait à ses pouvoirs ou son adresse, mais il gagnait toujours au jeu des ricochets.

  -... trois, quatre, cinq ! Tu ne joues pas, Goupil ?

  En temps normal Goupil se fût joint volontiers à ses deux amis, mais chaque geste lui était douloureux. Installé le plus confortablement possible sur le rocher dont ils avaient chassé une escouade de goélands, il regardait la mer et essayait de remuer le moins possible.

  Taharqa s'était montré particulièrement violent ce matin-là. Depuis la fois où Goupil était parvenu à allumer une bougie à distance, il avait remplacé tous les exercices censés « affiner la sensibilité » par une série d'épreuves encore plus absurdes. Goupil avait d'abord accueilli ce changement avec bonheur, mais son soulagement avait été de fort courte durée.

  En même temps qu'il avait changé la nature des exercices, Taharqa Incantator avait commencé à sanctionner chaque échec par l'un de ses maléfices, qui donnaient à Goupil la sensation qu'une poigne de fer venait de briser l'une de ses côtes de l'intérieur ou que toute l'eau de son corps avait été remplacée par du sel. 

  Mais ce matin, il avait pour la première fois porté la main directement sur son disciple et l'avait battu comme plâtre avec une canne de fer qu'il s'était mise à prendre avec lui, sans doute à cet effet. Goupil n'avait rien de cassé, mais les ecchymoses noires sur sa peau couleur d'ambre étaient innombrables. Cosme regarda le jeune apprenti-sorcier et hocha la tête d'un air désolé tout en faisant claquer sa langue :

  -Ts, ts, ts. Qu'as-tu fait cette fois pour tant l'énerver ?

  -Rien ! s'écria Goupil, révolté par l'injustice de cette question. J'étais en train de faire son exercice stupide ! Ça faisait la troisième ou quatrième fois que je remontais toute la tour, de la cour à la forcerie, avec sa maudite boule de pierre... l'exercice de syphilis.

  -Sisyphe, corrigea Cosme.

  -Peu importe, à chaque fois il la laissait redescendre l'escalier et je devais la remonter. J'ai seulement demandé...

  -Tu as demandé ? s'inquiéta Zaïre. Tu lui as posé une question ?

  Goupil acquiesça, sans comprendre ce qui pouvait être si choquant dans le simple fait qu'un disciple prît l'initiative d'interroger son maître.

  -Lui aurais-tu demandé, par hasard, à quoi servait cet exercice ? demanda Cosme.

 Le jeune garçon acquiesça derechef, provoquant aussitôt des exclamations consternées chez ses deux camarades.

  -Goupil, Goupil, Goupil, Goupil, psalmodia Zaïre. Si je n'avais pour toi cette amitié qui m'amollit le cœur, je t'aurais déjà noyé ! Tu lui as demandé la raison de l'exercice de Sisyphe ! Pourquoi pas ne pas lui avoir demandé aussi celle de l'exercice des Danaïdes, tant que tu y es ? Dites, Maître, pourquoi me demander de remplir un tonneau percé ? Ne serait-il pas plus sensé de le réparer avant ?

  « L'exercice des Danaïdes » faisait lui aussi partie du calvaire quotidien de Goupil, ainsi que d'autres du même genre, qui n'avaient en commun que leur absurdité et la fatigue qu'ils engendraient. Zaïre et Cosme semblaient si atterrés par sa bêtise qu'il préféra ne rien répondre. Ils finiraient sans doute par abandonner les effets rhétoriques pour lui expliquer en quoi sa question était une erreur aussi évidente.

Nos Enfers MulticoloresWhere stories live. Discover now