L'adieu au Soleil

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  La Pericolosa et ses rochers battus par les vents avaient-ils eu tant d'influence sur lui, que la ville lui semblait si étrange ? Étant né et ayant grandi à Severgorod, Goupil était pourtant un enfant de la ville.

  Sempre n'avait ni les larges canaux ni les imposants édifices de la seconde cité d'Orgia. C'était une ville de dimensions fort modestes, mais intelligemment bâtie autour d'un port fortifié. Les maisons en étaient hautes et étroites, et faites de petites briques rouges. Cette couleur provenait des chutes de la mine de cuivre qu'il y avait dans l'arrière-pays. Comme avait dit Cosme : « C'est notre capitale qui devrait porter le nom de Cap-Rouge ! », ce à quoi Clarensia avait évidemment répliqué que le nom de Cap-Rouge était lié à une bataille particulièrement sanglante de l'époque adrianne, et non à la couleur des maisons.

  La petite ville rouge de Sempre, si réputée pour le commerce d'objets enchantés, n'était pas plongée dans l'agitation permanente de Severgorod, mais cela restait une ville, grouillante et bruyante. Et Goupil s'y sentait perdu. Le cafardier était décidément mort en lui.

  -Pourquoi pavoise-t-on les maisons comme ça ? demanda Zaïre, qui marchait en retrait, observant tout autour de lui à mesure que la ville se révélait dans la lumière de l'aube.

  Zaïre ne connaissait d'Orgia que les Viles Jumelles, où il était arrivé directement de son pays d'origine. Depuis qu'ils avaient posé le pied sur le port par le truchement des dimensions démoniaques, il ne cessait de poser des questions sur tout ce qu'il voyait. Comme il l'avait remarqué, on voyait partout des gens accrocher aux façades la bannière noire et blanche des Bautta, ainsi que les couleurs de la République.

  -C'est pour Épona ! expliqua Cosme. On honore le souvenir de la Révolution des Lecteurs.

  -Épona ? demanda Nabucco. C'est le nom de la fête grâce à laquelle la Pericolosa nous permet de partir trois jours ?

  -C'est à l'origine le nom d'une ancienne déesse des chevaux, expliqua Clarensia. Mais c'est resté celui de cette fête, oui. Aux alentours du premier jour du mois de vendémiaire, on fêtait jadis le débourrage des poulains de deux ans et il y avait des jeux équestres, comme aujourd'hui. Comme c'est aussi la date de la première réunion de l'Assemblée des Lecteurs, en dépit de l'interdiction royale, et que le symbole choisi par les révolutionnaires était le pégase, c'est assez naturellement devenu la fête de la République.

  -Et depuis ce temps, les poulains orgètes se voient pousser des ailes à l'occasion de cette fête ! renchérit Cosme, avec son habituelle faconde.

  Le regard étonné du petit Nabucco suggérant qu'il était tenté de prendre cette boutade à la lettre, Clarensia se sentit obligée de préciser que les chevaux restaient des chevaux.

  -À Leuperthuis, tous les cavaliers de la Principauté s'entraînent pendant des mois, en prévision des jeux équestres, dit-elle. D'ailleurs, ma famille n'apprécie guère que je ne sois pas rentrée pour l'occasion.

  -Tu ne rentres jamais, de toute manière, répliqua Cosme en haussant les épaules. C'est comme si tu vivais à la Pericolosa. De quand date ton dernier séjour à Leuperthuis ?

  -Un an et demi, au bas mot, répondit Clarensia d'une voix égale.

  Ils s'engagèrent sur une rue en pente douce qui remontait vers le Palais, dont on pouvait voir les murs gris de granite. C'était un vieux fort mangé par la mousse, bien loin de la joliesse élégante de la petite ville. Un petit groupe de bourgeois reconnut Cosme. Les hommes se découvrirent et s'inclinèrent, tandis que les femmes firent une courte révérence. Goupil fut surpris de voir que les gens ne s'agenouillaient pas.

Nos Enfers MulticoloresWhere stories live. Discover now