Un seul mot

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  Ce n'était pas la première fois que Roxane se trouvait face à un Seigneur des Abysses. Certains étaient monstrueux, d'autres humanoïdes. Parfois ils étaient matériels, parfois ils ne l'étaient pas. D'aucuns étaient invisibles et leur présence s'adressait aux autres sens que la vue.

  Quelques-uns même étaient intangibles et perceptibles uniquement aux yeux d'un mage ou d'un sorcier. Il n'était pas rare que leur véritable forme n'eût que peu de rapport avec les idoles qu'on leur érigeait. Les Enfers Multicolores de Roxane en recelaient de nombreux, plus encore que ceux qui étaient représentés dans le Tsekh. Sans les connaître tous, elle en avait rencontré bien plus qu'elle ne l'eût souhaité. Mais c'était la première fois qu'elle rencontrait l'Apostat.

  Sous sa forme native, l'Apostat était déroutant par sa ressemblance avec une simple mortelle, plus précisément une Vaurmalbe. Que la légende sur son origine fût vraie ou non, tout était fait pour donner le change. Il poussait même le soin du détail jusqu'à porter la tenue de cuir de Basileüs qui était si fréquente chez eux.

  Un masque noir couvrait la partie supérieure de son visage, encadré par ses cheveux blancs laissés libres et d'étranges excroissances donnaient l'impression que des antennes surgissaient de son front. Le démon n'était pas armé cependant, et ce détail le trahissait en quelque sorte, car les Vaurmalben étaient toujours armés.

  Ouma Khlïep s'éclipsa sans bruit, laissant Roxane face au Knïaz. Il avait à faire ailleurs et ne tenait pas à s'éterniser au voisinage de son maître. L'Apostat était nonchalamment allongé près d'un cadavre de jeune homme sélénite, déjà à moitié recouvert par la glace.

  Sa forme féminine pouvait donner l'impression d'une femme amoureuse veillant le sommeil de son amant. Le corps inanimé était beau et ne portait ni trace de blessure, ni stigmate de maladie, comme si son propriétaire était mort sans cause apparente. Roxane contempla un instant les mains entrouvertes en un geste d'abandon, les yeux et les lèvres clos. L'Apostat caressait ce corps de Vaurmalbe, dont les cheveux avaient la même couleur immaculée que les siens. L'apparente tendresse de son geste était en elle-même plus choquante que cet étrange rituel funéraire.

  -Roxane Contrecœur, prêtresse du Temple d'Enclose, dit l'Apostat en levant sur elle ses yeux d'un bleu d'aigue-marine, qu'on voyait malgré son masque. Ainsi tu es venue me demander une faveur ?

  -Avant cela, j'ai besoin de savoir quelque chose, répondit Roxane, surprise elle-même par son audace et le calme de sa voix. Je dois savoir si tu es la bonne personne à qui demander cette faveur.

  -Je ne suis pas une personne, Roxane Contrecœur, lui rétorqua l'Apostat, avec un sourire amusé. Je l'ai été jadis, mais aujourd'hui j'appartiens aux Knïaz.

  -Justement ! insista Roxane. C'est de ce « jadis » que je suis venue m'enquérir.

  Elle s'interrompit un instant, comme si la phrase qu'elle cherchait à prononcer n'osait pas parvenir à ses lèvres. Son père la jugerait sans doute irrévérencieuse, voire blasphématoire. Une part d'elle-même voulait la bâillonner et lui interdire de poser une telle question à l'un des Seigneurs des Abysses.

  -Es-tu... ce que tu sembles être ? articula finalement Roxane.

  Ce fut assez pour faire quitter à l'Apostat sa pose alanguie. Elle disparut pour réapparaître derrière Roxane, les mains sur les épaules de la jeune fille, passant sous la masse de ses cheveux blonds pour enserrer son cou.

  -Il faut que tu sois véritablement désespérée, pour poser une telle question à un Knïaz.

  -Cette apparence... L'as-tu prise ou bien gardée de ce temps jadis, où tu étais mortelle ? insista Roxane, en dépit de sa raison qui lui hurlait de se taire et de se prosterner, pour implorer la magnanimité du Seigneur.

Nos Enfers MulticoloresWhere stories live. Discover now