Sorcier, tends l'oreille

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  Mogoï revenait des plaines brûlées qui entouraient Enclose. Ses pas s'enfonçaient lourdement dans la poussière du chemin tracé sur la terre volcanique qui s'étendait à perte de vue. Les remparts blancs d'Enclose n'avaient qu'une porte, une simple poterne qu'on n'ouvrait qu'à l'intention des gens comme lui : les vagants qui erraient à la surface d'Arseterre pour y trouver des pierres enchantées, cachées dans les veines de sable rouge qu'on voyait affleurer sur le sol noirci, et qui avaient inspiré les couleurs de l'étendard de l'Empire Invisible.

  Mais cette fois, Mogoï ne revenait pas chargé de précieux cristaux. Il était allé très loin, pourtant. Il avait marché plusieurs jours, sa lourde hache en bandoulière sciant un peu plus chaque heure son épaule. Il avait même marché jusqu'à la mer, sur les grèves de sable couleur de fer, là où les autres vagants n'allaient jamais.

  Sur cette terre brûlée où les mortels ne pouvaient vivre, sauf à Enclose sous la protection du Dieu Ardent, dans ce pays désert où les nuits ressemblaient aux jours, il avait marché assez longtemps pour trouver ce que lui avait demandé la prêtresse du Temple des Abysses.

  Cheminant depuis deux jours sans dormir, il était épuisé. On ne pouvait guère s'assoupir même une heure hors des murs d'Enclose, car le sommeil attirait les horreurs qui hantaient Arseterre. Depuis qu'il avait fait sa découverte, il avait marché sans s'arrêter, luttant pour ne pas s'effondrer, avec à l'esprit l'image de la jeune prêtresse, de ses cheveux d'or et de cuivre mêlés, de sa peau lisse et de ses lèvres fines.

  Il avait repensé à sa robe nonchalamment relevée sur ses jambes nues, lorsqu'elle se tenait assise sur les escaliers du Temple des Abysses. Elle l'avait payé en or, mais il exigerait d'elle une autre forme de salaire. Il le prendrait de force s'il le fallait.

  Il en était sûr à présent : le pays brûlé lui avait pris la moitié de sa raison. Jamais les Ars ne s'aventuraient dans les parages d'Enclose, sauf les vagants. Jamais les vagants ne s'éloignaient à plus d'une journée de marche d'Enclose. Sauf lui. Il l'avait fait parce qu'elle lui avait demandé de lui ramener un cauchemar.

  Ce cauchemar, il l'avait trouvé. Il le porterait en lui jusqu'à sa mort. Dormir hors d'Enclose lui serait désormais interdit, car ce mauvais rêve le tuerait ou le rendrait fou. C'était pour cela qu'il devait atteindre au plus vite la cité arse. Là-bas, il pourrait dormir, car le monstre resterait à la porte.

  Il trébucha et tomba à genoux. Il essaya de se relever, mais ses jambes tremblaient et sa vision était floue. Il se laissa tomber vers l'avant et posa son front sur le sol. Il allait céder, c'était inévitable. Avec les ultimes forces qui lui restaient, il releva sa manche droite et posa son visage sur le tatouage en forme de croissant de Lune et de Soleil entrelacés qui s'y trouvait. Ce n'était pas pour l'or, ni même pour la chair de cette fille qu'il faisait tout cela. C'était pour celui à qui ce tatouage était adressé, comme une prière muette :

  -Gerel, dit-il d'une voix rauque. Gerel, ne m'abandonne pas ! Ô Toi le Bienveillant, Toi le Sage, donne-moi la force de marcher une heure de plus... une seule heure...

  Il voyait déjà les remparts d'Enclose. Une heure suffirait amplement, même au pas traînant et mal assuré qui était le sien, après deux jours sans sommeil ni repos.

  -Gerel, Toi qui détiens les secrets de la connaissance, n'abandonne pas Ton serviteur avant qu'il ait pu apprendre les secrets des lettres... avant qu'il ait pu Te rendre hommage...

  Tout en priant, il luttait pour garder les yeux ouverts. Ne pas s'endormir. Même une seconde. C'était bien assez long pour devenir fou.


Nos Enfers MulticoloresWhere stories live. Discover now