𝓒𝓱𝓪𝓹𝓲𝓽𝓻𝓮 2

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Le portillon s'ouvre dans un grincement métallique effrayant alors que je le pousse pour passer, comme s'il me le dissuadait. Ce que je comprends tout à fait. J'ouvre la porte dans un claquement creux, et la froideur de la pièce semble refléter la froideur de l'ambiance. Une lumière, au loin, dans la cuisine, est allumée. Elle est blanche, agressive, autant que la voix féminine aigüe qui m'attaque :

« Retard. »

Je suis comme désarmée. Qu'est-ce que je suis sensée répondre ? Je sais ? Oui ? Pardon ? Le temps me le dira. Ou pas. Parce qu'il s'enfuit plus vite que prévu, ce lâche, et je me retrouve dans le silence depuis trop de secondes. La voix de ma mère revient :

« Ne t'excuse pas surtout.

-Je suis désolée.

-Un peu tard maintenant que je t'ai fait le reproche. »

Un mot, un seul, me vient alors : Désagréable. Sa voix, la lumière, le froid, l'odeur, le décor, les tableaux, les canapés, le bureau, tout m'est désagréable, plus à ma taille, trop grand ou trop petit qu'en sais-je, ce n'est juste plus bien. Ça ne l'a jamais été, en fait, je crois. Je garde mon sac bien avec moi, ne faisant pas l'erreur de le laisser à l'entrée, sans quoi elle me tombera dessus. C'est un peu amusant, c'est comme un niveau de jeu vidéo que j'ai déjà fait plein de fois sans gagner. Je sais où sont les pièges, je sais comment les éviter. Mais il y en a des nouveaux à chaque fois que je recommence. Je traverse le salon et parvient à elle, sa beauté glaciale, son regard vide. Ses cheveux blonds, coupés dans un carré parfait entourant son visage un peu marqué par le temps malgré les couches d'anti-ride qu'elle s'acharne à appliquer matin et soir. Ses ongles longs, au vernis bleu parfaitement bien mis. Son maquillage qui me paraît un peu gras, pourtant semble au goût de toutes les personnes qu'elle rencontre. Noir sous les yeux, marron au-dessus, les cils peint de mascara et un peu recourbé pour chatouiller sa paupière. Le rouge un peu crémeux sur ses lèvres, qui dépasse pour cacher la finesse de sa bouche. C'est vrai qu'elle est belle. Ses vêtements sont fins, chic, ses bijoux sont ornés de perles, de pierres et d'or comme si nous roulions sur la richesse. Son parfum presque épicé dépasse de son cou pour s'enrouler dans la pièce. Elle est impeccablement parfaite, comme faite sur mesure pour n'importe quel travail dans un bureau. C'est de là qu'elle revient. Elle tape ses ongles sur l'évier en métal, dans un « tac tac tac » qui résonne trop.

« Ton père n'est pas rentré. »

Je vois ça. Sinon, il serait assis avec son journal dans le salon, devant la table. Non, pas sur un fauteuil ou dans un canapé, ce serait trop commun. Il faut qu'il soit sur une chaise froide et dure, comme tout ce qui est dans cette maison. Tout, eux et moi. C'est de famille, il faut croire. Je soupire et commence à me diriger vers ma chambre. Sa voix se fait plus forte alors qu'elle lâche :

« Tes devoirs seront finis avant son retour. »

Je ne sais plus si c'est une question ou une affirmation. Je hoche la tête, et traverse le couloir pour entrer dans mon vrai chez moi. Je me précipite alors vers le chauffage électrique pour l'allumer, ainsi que mes guirlandes colorées, dans un sourire satisfait. Les mobiles récupérés dans des vides greniers tournent un peu, certains font des doux tintements dans l'air alors qu'ils se croisent. Je me jette sur ma chaise qui roule un peu jusqu'à taper le mur, et allume mon PC. Je m'affale sur mon bureau tandis qu'il galère à s'allumer, me berçant au bruit de l'horloge, sourd, un peu creux, qui me rappelle mes insomnies et pourtant m'apaise. « Tic Tac, Tic Tac, Tic » J'ouvre les yeux au « Tac », comme si j'étais un superhéros et qu'il allait soudainement se passer quelque chose. Non. Bien sûr. Je déverrouille mon écran et commence mes devoirs, pas très long, que je ne finirai de toute façon pas.

·

Autour de la table, c'est un vrai roi du silence qui vient de commencer, et je suis sûr de réussir à remporter la manche. Mais sur combien de parties ? Ma mère pose un plat en verre sur un dessous de table avec violence, et le bruit se répercute sur les murs. Une salade. Festif. Ils se servent tous les deux, et j'en suis, sans trop grande envie. L'hiver n'est pas si loin, et pourtant on se tape toujours les mêmes tomates pas bonnes et de moins en moins mûres. Elles n'ont pas de goût et sont pleines d'eau. Quel intérêt ? Surtout vu leur prix. Je fais la grande erreur d'effleurer une grimace, que ma mère capte de suite pour me cracher presque dessus :

« Si t'es pas contente tu cuisineras la prochaine fois. »

J'ai dit que je gagnerai la manche, alors je ne dis rien. Même pas un souffle, comme si elle n'avait jamais rien dit. Elle s'assoit, on commence à manger. Je devine mon père commencer à ouvrir la bouche, devance sa question. « Tes cours ? » Pourtant j'attends qu'il le dise, je ne prends pas d'avance. Au bout de quelques secondes, il pose sa fourchette, lisse sa serviette.

« Tes cours ? »

J'ai gagné la manche. Et je suis sûre de le connaître par cœur. Il faut dire qu'il ne sait pas dire beaucoup de choses, alors j'ai vite fait le tour.

« ça va.

-Développe.

-J'ai eu un contrôle aujourd'hui.

-Ecrit ?

-Oral. »

Il ne sait pas dire plus de deux mots, et je n'ose plus faire de phrase construite non plus. Si je n'allais pas au collège, je ne parlerais jamais. Peut-être qu'à l'heure qu'il est, je ne saurais même pas faire de phrase.

« T'as réussi ?

-Je pense. »

Il hoche la tête, comme une promesse non dite, un secret partagé dans le silence. Mais je ne sais pas ce qu'il a voulu dire, alors je ne réponds rien. Le plus grand art dans une guerre froide c'est de réussir à anticiper l'incompréhension par un silence plus profond. D'ailleurs, le voilà qui pense que je réfléchi à des choses philosophiques, alors que j'admire juste son abrutissement par le fil des années. Remarque, c'est peut-être une forme de philosophie, j'ai nommé : la pensée de la jeunesse.

Je fini par aller ranger mon assiette pour les laisser entre eux, avant qu'une grande discussion gênante de froid s'installe, et m'enfui lentement dans ma chambre, à la recherche de tranquillité dans un silence différent que celui de cette torture quotidienne. J'en viens à penser à Lucifer. Est-ce mieux chez lui ? Je n'en ai aucune idée. Tout ce que je sais des Dames, la famille de Lucas, c'est que personne ne sait rien sur eux. Beaucoup de rumeurs, mais rien de concret. Je sais que sa maison est à la suite d'un long sentier dans les bois, loin de tout, comme un vieux souvenir qu'on essaye d'oublier en le poussant le plus loin possible. Le truc avec les souvenirs, c'est qu'avec le temps on finit vraiment par les oublier, sauf si on s'amuse à y repenser. Pas de chance, je suis nostalgique, alors je finirai par savoir. Le temps aura beau prendre le présent, je n'ai pas besoin de machine pour savoir le passé.

Je m'affale dans mon lit, et me roule en boule sous mes couettes, satisfaite de ce petit coin de chaleur. Je règle mon réveil, ferme les yeux et m'endors, bercée par la mélodie du vent dans les feuillages et de l'hululement de la chouette qui s'est installée dans un arbre juste devant ma fenêtre.

ꈤꍟꂵꍟꌗꀤꌗOù les histoires vivent. Découvrez maintenant