𝓒𝓱𝓪𝓹𝓲𝓽𝓻𝓮 34

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De nouveau sur la route, je regardai avec peine mes camarades s'écrouler sous l'épuisement. Chacun avait une charge à transporter sur de longs chemins, guidés par des soldats, fièrement dressés sur leurs chevaux. On avançait parmi les morts, les corps, les vivants sans volonté de continuer, et les animaux. Eux-mêmes n'étaient pas si loin des bras de Saryx, qui devait probablement se réjouir. Quoique, si j'en crois ce qu'elle raconte, elle n'aime pas cette responsabilité.

Anaria s'était accroché à moi, ses fins doigts autour de ma chemise qu'il serrait avec le peu de force qui lui restait. Au bout de longues heures, j'entendis sa voix si faible et chevrotante tant cassée s'élever dans le peu d'air qui semblait nous entourer :

« Je ne veux pas mourir. »

Il manqua de tomber sur un caillou. Je tournai alors un regard vers lui, tandis qu'il levait les siens vers moi. Ses yeux, mi-clos, me suppliait de l'aider. Sa peau était brûlée par le soleil, sanguinolente par moment car à vif. Ses lèvres étaient si craquelées qu'elles avaient tâchées tout son menton, et il se battait pour ne pas s'écrouler. Je m'arrête alors, et attrape sa charge pour la porter en plus de la mienne.

« Tu ne vas pas mourir, Anaria.

-Mais je me sens mourir. Et j'ai mal. J'ai prié Saryx. Elle ne m'a pas répondu. »

Il trébucha seul. Il avait du mal à continuer, il était trop jeune, et trop mal en point. Un agneau parmi des louveteaux, et il n'était donc pas assez robuste pour faire ses preuves. Un cavalier, pas loin, s'approcha un peu en nous voyant ralentir, et mon sang se figea net. J'avais l'impression de protéger mon enfant, chair de ma chair, sang de mon sang. C'était sa coupure sur ma veine, ses plaies au travers des miennes, et je le fit comprendre bien vite au soldat par un regard que je voulais noir.

« Qu'est-ce qu'il se passe ? »

Il me le demandait comme si ça ne se voyait pas, et une rage brûlante hurla au creux de mon ventre, tandis que je serrais les dents pour ne pas lui répondre honnêtement. Je finis par soupirer :

« Rien. Tout va bien.

-Vous ralentissez. Vous ne devez pas ralentir.

-J'ai déjà sa charge, je ne peux pas le porter en plus. »

Je relevai le regard vers le cavalier, qui haussa un sourcil. C'était simple comme réaction, et je compris qu'elle devait vouloir dire « et bien laisse-le ». J'attrapa le poignet d'Anaria, faisant preuve d'une certaine force pour le tirer vers le haut, l'emmener parmi les autres.

« Arrête. Arrête-toi. »

Mais je n'écoutai plus le soldat. Je n'allais pas laisser mon seul camarade en arrière, sauf si je restai avec lui. Il me força à l'écouter en se plaçant sur mon chemin, l'air hautain. Il désigna l'arrière de son cheval.

« Pose les charges là, et porte-le si tu ne peux plus t'en défaire. Mais s'il pose soucis, ce sera ton problème, plus le mien. »

Je réfléchis exactement trois secondes avant d'aller accrocher les charges à l'arrière de sa monture, d'un blanc crémeux absolument parfait. Elle semblait paisible, bien, et j'en conclu qu'elle recevait plus d'eau que cinq d'entre nous réunis. Ça m'écœurait. Je me penchai par la suite le plus possible, et souffla vers Anaria :

« Grimpe. »

Il obéit, faiblement. Sans une grande surprise mais avec un lourd pincement au cœur, je remarquai qu'il pesait peut-être un tout petit peu plus que nos deux charges empilées. Son corps maigre semblait menacer de se briser sous mes bras, et le manque de force l'empêchait de s'accrocher. Il glissait, sans aucun instinct pour lui permettre de se replacer. C'était comme si tous ses réflexes avaient disparu. Quelque part, l'objectif de ces trajets avaient marché, sur lui comme sur des dizaines d'autres : il était brisé. Son esprit, son instinct de survie, sa personnalité, tout était complètement cassé, irrécupérable. Déshumanisé, et si ce n'était pas encore trop marqué, ce n'était qu'une question de temps. D'ici quelques jours, et on ne distinguera plus mes camarades des buffles qui survivent à la même marche sous le soleil -avec plus d'eau cependant.

Leur esprit de verre se fissurait. Le mien aussi. Je lève les yeux vers le ciel, le soleil frappant contre ma rétine comme s'il ne pouvait pas entrer. Les sabots du cavalier s'éloignent, sous une pointe de regret. J'aurais presque pu le pousser, prendre sa place, m'enfuir. Mais j'aurais dû laisser les autres, ces âmes errantes qui obéissent par peur de se prendre des coups en plus de leur calvaire. Anaria se mit à chanter, doucement, sa voix menaçant de s'éteindre. Il me berçait, me permettait d'oublier la situation ne serait-ce que quelques secondes. C'était celles-ci qui me permettaient d'avancer, centimètres par centimètres. Celles qui faisait que je tenais encore bon, que j'étais un des derniers à ne pas voir mon esprit de verre voler en milles éclats de folie.

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