Quatre

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Olivia

Ce garçon m'a l'air si seul que c'en devrait presque être interdit.

Je l'ai observé, tout d'abord, lorsque je suis passée derrière lui dans le couloir. Il fouillait dans son casier, des écouteurs dans les oreilles et sa capuche sur sa tête.

Je l'ai observé, plus tôt dans la journée, lorsqu'il est entré dans le cours de littérature. Il n'a adressé la parole à personne et s'est assis au fond de la classe. Fait-il exprès pour se fondre dans la masse? Je dois avouer que je n'avais jamais su que nous étions dans ce cours ensemble, avant qu'il ne me l'apprenne, hier. Une dose de culpabilité m'envahit. Il m'avait remarqué bien avant, lui, et je n'ai fait de même qu'aujourd'hui, à moins de deux semaines avant la fin de l'année scolaire.

Je l'ai observé encore lorsqu'il écrivait dans son agenda, sa capuche toujours cachant ses cheveux. Il était habillé en noir de la tête aux pieds et je me souviens que c'était pareil pour hier, au magasin de musique, comme s'il vivait des funérailles infinies. Je ne l'ai pas vu lever les yeux une seule fois de son carnet, complètement absorbé par ce qu'il écrivait. Lorsque M. Robert l'a interrogé et qu'il a déclaré qu'il notait la date du prochain examen, je savais qu'il mentait. Et cela a été confirmé lorsque le professeur a lu ses véritables écrits. Henry est devenu blême. Un court moment, ses yeux pleins de détresse se sont plantés dans les miens. Je lui ai lancé un léger sourire, histoire de lui montrer que je comprenais comment il se sentait. Il a détourné le regard et c'est là que ça m'a frappée: ce garçon ne semble pas aller bien. Il me fait penser à Albert qui, assis seul sur sa véranda, ne souriait jamais, jusqu'à ce que je me décide à aller lui parler et que je remarque que ce n'était pas un vieux grincheux, tout compte fait. Je ne connais aucunement la vie d'Henry, mais même au bout de la pièce, sa solitude est parvenue jusqu'à moi. Et le vers du poème me l'a confirmé. Il «rêve de voir les couleurs»; cela signifie-t-il que sa vie est sombre?

Mes questionnements me rappellent à quel point je n'ai pas l'âme poétique. Il y a tellement de manières différentes de voir le fond caché d'un poème et je ne sais jamais si j'ai bel et bien mis le doigt dessus. Mis à part mon intérêt pour la musique qui m'a poussée à jouer de la batterie, je ne suis pas très artistique. J'ai appris à résoudre des expressions algébriques en lisant les notes de cours de Mathias et, ce, avant même que ce ne soit un sujet scolaire, mais j'étais nulle pour dessiner un arbre (encore aujourd'hui). Tout ça est la faute de l'hémisphère gauche de mon cerveau, qui est davantage performant que le droit. Le gauche contrôle les calculs, les habiletés logistiques et scientifiques, tandis que le droit s'occupe des aptitudes artistiques. En gros, l'un est Einstein et l'autre Van Gogh.

— Tu vas venir, Liv?

Caroline me sort de mes rêveries. Nous sommes au Conte de Cafée, le bistro du coin. Étant voisin direct du lycée, il est bondé d'étudiants dont les cours viennent de s'achever. Les 3 Ine et moi nous rejoignons ici dès qu'une de nous a le moral au plus bas. Quand Caroline se chicane avec Fred et qu'elle a tellement pleuré que son mascara lui a tâché les joues de sombres coulisses, on se rejoint ici pour la réconforter. Quand Justine a un examen de math dans deux heures et qu'elle n'a pas encore ouvert ses livres, on se rejoint ici pour lui bourrer le crâne. Quand Sandrine rencontre un nouveau garçon et que «ça y est, c'est le bon» (dit-elle au moins une fois par mois pour des garçons différents), on se rejoint ici pour se réjouir pour elle. Et quand je veux leur parler de mes querelles parentales, eh bien, on se rejoint ici, mais la discussion est immédiatement tournée vers Caroline et/ou Justine et/ou Sandrine. C'est ça, être amie avec les 3 Ine.

Adolescents FluorescentsWhere stories live. Discover now