Dix-huit

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Olivia

J'aurais aimé rester agrippée à ma bouée pour toujours. Mais ce n'est pas ce qui s'est passé; mon sauvetage n'était que temporaire. Henry s'est volatilisé comme les oiseaux à l'hiver. Et je n'ai plus la force d'accourir au magasin ou de le suivre au lycée. Je sais qu'il souffre aussi, même si je persiste à avoir cette impression égocentrique que je suis la plus frappée dans cette histoire. J'ai tort, évidemment; le lien familial entre Henry et son grand-père était plus fort qu'une querelle lointaine, mais, plus fort que notre amitié, Albert et moi, je ne serais dire. Et je l'ai fait savoir à Henry. Je l'ai revu seulement la veille des funérailles; il s'est présenté chez moi et mes premiers mots en le voyant sur le seuil de l'entrée ont été excessivement rudes.

— Une semaine, ai-je lancé. Ça t'a pris une semaine avant de venir me voir.

Son visage s'est démoli et, plus tard j'ai regretté mes paroles, mais sur le moment ma colère a pris le dessus.

— Tu n'es pas venue me voir non plus, a dit Henry et cela m'a mise hors de mes gonds.

— Peut-être parce que je suis exaspérée de toujours courir après toi. Tu n'as jamais pensé à ça?

Je n'ai jamais été si brutale de toute ma vie. J'ai même ajouté:

— Tu crois toujours être le seul à souffrir.

Cela faisait référence non seulement à la mort d'Albert, mais aussi de sa mère, lorsqu'il n'a pas daigné penser un instant au fait que son grand-père aussi vivait difficilement un deuil. Et je crois qu'Henry l'a compris. Son expression s'est durcie, puis il a dit, avant de faire demi-tour :

— Oh, je suis désolé, est-ce que mon âme est trop sombre pour toi? C'est vrai que tu es un arc-en-ciel et, moi, un daltonien.

Cette remarque si froide, c'est du Henry tout craché. N'est-ce pas exactement ce qu'Albert m'avait confié à propos de lui, qu'il trouvait plus facile se rabattre sur lui-même plutôt que d'arranger les choses?

Quoi qu'il en soit, je ne l'ai plus revu depuis ce jour-là. Et, en prenant compte de mes dures paroles, je comprends qu'il ne veuille plus me voir. Mais le fait qu'il ne soit pas venu aux funérailles, cela, par contre, je suis loin de le comprendre. Toute la journée, j'ai attendu qu'il entre dans la salle pour aller m'excuser de mes mots de la veille, mais jamais il ne s'est montré. Comment a-t-il pu manquer les funérailles de son propre grand-père? Depuis ce jour, des pensées inquiétantes me trottent en tête. Je connais Henry, je connais sa tendance à se refermer au monde lorsqu'il ne va pas bien. À se refermer sur lui et sa dépression. Je devrais aller le voir, mais je ne le fais pas, me disant que mon âme brisée serait incapable d'en réparer une autre dans le même état.

Toc toc toc. Je lève les yeux de mon ordinateur. J'écoute le même film en boucle depuis ce matin. C'est 10 choses que je déteste de toi et je suis à la fameuse scène où Heath Ledger chante dans les estrades. Je connais ce
film par cœur, si bien que je suis en mesure de prononcer toutes les répliques.

— On t'a appelé pour le souper, dit Mathias entre le cadre de porte. Tu n'es jamais descendue.

Il dépose mon assiette de lasagne sur ma table de chevet.

— Oh, merci, fais-je en reportant mon attention sur mon film.

Je sens qu'il cherche à ajouter quelque chose de constructif à mon moral, mais, étant si doué pour parler de sentiments, il décide finalement de quitter ma chambre. Je prends l'assiette. La lasagne est mon met favori, mais aujourd'hui je dois me forcer pour prendre quelques bouchées.

Adolescents FluorescentsOù les histoires vivent. Découvrez maintenant