Quinze

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Henry

«Liste d'activités impossibles :

• Vivre sur Jupiter;
• Nager un 100 mètre dans du magma;
• Toucher son oreille avec sa langue;
• Parvenir à m'endormir ce soir.»

Il s'est passé plus de choses ces derniers jours que durant les derniers mois. Et ces choses flottent dans ma tête en prenant tout l'espace destiné à mon sommeil. Je repense à M. Robert et sa volonté à ce que je m'inscrive à l'université. Je repense à Olivia et son désir à ce que je reprenne contact avec Albert. Pourquoi ces deux personnes s'acharnent-ils autant sur mon cas? Ils en attendent trop de moi, ils me surestiment. Pourquoi M. Robert ne réalise pas que je suis le pire des lâches, incapable de vendre le magasin de sa mère défunte? Pourquoi Olivia ne réalise pas que je suis le pire des rancuniers, incapable de pardonner?

Il est 2:14 AM. Je me lève promptement, me change et sors à l'extérieur. L'air est frais, la lune brillante. Une bande de jeunes adultes sortent d'un bar en chantant. Qu'importe l'heure, il y a toujours du mouvement à Montréal. Je m'élance dans la ruelle, sans destination quelconque. Je cours comme si quelqu'un me pourchassait, comme si ma vie en dépendait. Je cours parce que pendant ces instants d'élan, mes problèmes s'envolent. Ce qui compte pour le moment est seulement le mouvement cadencé de mes jambes, ainsi que le pavée qui défile. Je prends des rues au hasard et tombe sur celle des Trèfles. Je sais que, si je l'emprunte, j'arriverai à la maison d'Albert. Des souvenirs lointains émergent tout à coup de ma mémoire. Les visites chez mes grands-parents, nos après-midis passés en famille devant des jeux de société, l'odeur des recettes de Grand-maman... Je préfère choisir un autre chemin, ces souvenirs sont trop douloureux. Je fais demi-tour, mais aperçois du coin de l'œil une lumière clignotante provenant de la rue en question. Je réalise assez rapidement que cette lumière provient des phares d'une ambulance, stationnée au loin. Le battement de mon cœur accélère. Puis, je me retrouve devant la maison d'Albert sans même avoir pris conscience de m'être avancé jusque-là. La maison est comme dans mes souvenirs: briques blanches, toit noir surmonté d'une cheminée, sentier de pierre menant à la porte d'entrée... L'unique différence est l'ambulance dans la rue.

Deux secouristes, une femme et un homme, traversent la porte en transportant une civière. Lorsque j'aperçois une silhouette reposant sur celle-ci, mes genoux deviennent mous et je peine à rester debout. Un tsunami engloutissant la rue ou une tornade emportant tout sur son passage aurait eu le même effet. La forme étendue se rapproche et je redoute ce que je vais y voir. En fait, je sais déjà ce qui m'attend: le pire. La goutte qui fait déborder le vase tragique de ma vie. La péripétie de trop dans mon existence misérable.

— Laissez passer! ordonne un ambulancier en me voyant au beau milieu du chemin.

Je ne peux pas bouger. Tous les membres de mon corps sont pétrifiés. Je finis par m'écarter, je crois, car la civière passe devant moi et c'est là que je le vois. Albert, étendu sur le dos, du sang sur le menton. Mais ses yeux sont ouverts, ils me fixent d'ailleurs. La tête de mon grand-père se relève et j'assiste alors à la dernière éventualité à laquelle j'aurais pu envisager: un sourire sculpte le visage d'Albert. Un sourire si démentiel avec tout ce sang que je me demande s'il n'est pas devenu fou. Les secouristes soulèvent le brancard, le dépose à l'arrière de l'ambulance, installe Albert sur un matelas et lui attache une ceinture au niveau du torse. Ils ferment ensuite les volets et cela me fait l'effet d'être coupé d'oxygène.

— Albert!

Un cri fracasse la nuit et me donne la chair de poule. Non seulement parce qu'il est hautement perçant, mais aussi parce que je reconnais la voix. Olivia traverse la rue et me rejoint en courant, les cheveux en bataille, un pyjama sur le dos.

Adolescents FluorescentsWhere stories live. Discover now