Vingt

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Olivia

Je marche dans la rue que j'ai empruntée maintes et maintes fois. Celle qui mène au Trente-Trois Tours. J'ignore s'il va être là, j'ignore ce que je vais lui dire. Nous ne nous sommes pas vu de l'été, maintenant les vacances courent à sa fin et, dans quelques jours, je vais entrer à l'Université de Montréal. Mon rêve se réalise. Pourtant, je ne suis pas comblée de joie comme je l'aurais cru. Il manque quelque chose dans ma vie. Ou plutôt quelqu'un.

Devant le magasin, il y a un camion de déménagement. Des boîtes sont disposées ça et là sur le trottoir. Un garçon d'origine indienne en transporte quelques-unes vers la voiture. Il me jette un coup d'œil, probablement interloqué que je reste plantée là à regarder la scène. Je lui demande d'une voix stupéfaite :

— Le magasin ferme?

Il acquiesce en déposant sa boîte dans le camion.

— Henry est là?

Je ne sais même pas s'il le connaît. Mais il hoche la tête et ajoute:

— Il est à l'intérieur.

Je me tourne vers les fenêtres. En effet, il est là, rangeant des CD dans des boîtes, de dos à moi. Mon muscle cardiaque se met alors à pomper mon sang plus rapidement dans mon système vasculaire. Je m'avance jusqu'à l'entrée et entends qu'il se rende compte de ma présence, mais il ne le fait pas, donc je donne trois légers coups sur le cadre de porte. Il se retourne et son visage reste serein à ma vue. Il n'a pas changé. Ses mèches brunes tombent encore sur son front d'une manière désordonnée. Ses vêtements sont toujours noirs. Pourtant, il paraît différent.

— Salut, dit-il doucement.

Je ne réponds pas, bouche-bée devant la pièce vidée de tous ses vinyles, des boîtes comme seuls éléments restants.

— Je l'ai vendu, affirme-t-il devant mon air étonné. Et je me suis inscrit à l'université avec l'argent.

Cette déclaration me prend de court. Je ne trouve pas quoi dire et me contente de sourire. Je sais que ça n'a pas dû être facile; ce magasin comptait beaucoup pour lui. Néanmoins, c'est une bonne nouvelle.

— Je crois que tu as fait le bon choix, finis-je par dire. Tu t'es inscrit en littérature?

— Non, en droit, à McGill, blague-t-il.

Je ris. C'est ce qu'il m'avait dit il y a quelques semaines, qui me paraît plutôt comme hier.

— Oui, en littérature, confirme-t-il. À l'Université de Montréal. On risque de se croiser.

Je ne peux contenir ma joie. J'ai l'impression qu'on ne s'est jamais séparés, que cet été sombre n'a jamais existé.

— Laisse-moi deviner, commence Henry d'une voix moqueuse, tu étais venue parce que tu as oublié une chanson?

— Non. Parce que j'ai oublié le son de ta voix.

Il reste de marbre devant ma franche déclaration. Puis, ses yeux s'abaissent vers le sol comme s'il était honteux.

— J'aurais dû revenir te voir, avoue-t-il.

— Je n'attendais que ça.

— Je voulais attendre d'être... meilleur.

— D'être meilleur?

— De prendre ma vie en main.

Il lève les bras pour montrer la pièce et je comprends ce qu'il veut dire. Il a enfin fait ce qu'il n'a jamais osé faire : emprunter son propre chemin.

— Je crains de toujours rester un électron, par contre. J'espère que tu vas continuer à m'endurer.

Je retiens un rire et lance :

— Oh, on s'habitue, avec le temps.

Je n'ai pas le temps de réaliser qu'Henry s'avance vers moi que déjà nos lèvres se retrouvent collées les unes aux autres. Mes yeux sont fermés, mais je suis certaine qu'à cet instant nous sommes fluorescents.

Adolescents FluorescentsOù les histoires vivent. Découvrez maintenant