Treize

2.6K 454 60
                                    

Henry

Même si je suis allé courir après le spectacle, je n'ai pas dormi cette nuit. Je repensais sans cesse à ce qui s'était passé, au visage sans émotion d'Albert lorsqu'il m'a aperçu. Ce calme incessant m'a toujours agacé; peu importe la gravité de la situation, il reste complètement impassible. Pourquoi a-t-il fallu que le voisin d'Olivia soit Albert? Pourquoi a-t-il fallu que je recroise mon grand-père?

Par les fenêtres du magasin, j'observe la pluie tomber intensément. J'aime quand il pleut, parce que je sais alors la couleur du ciel. Sans cette pluie, il pourrait aussi bien être d'un bleu parfait (ne me demandez pas comment je sais que le ciel est bleu; je suis daltonien, pas stupide ni sourd) ou d'un gris nuageux, et je n'en saurais rien.

Soudain, un parapluie fait son apparition derrière la fenêtre. Cette personne est déterminée, pour sortir sous ces conditions météorologiques. Le parapluie se referme alors et je reconnais Olivia, qui entre dans le magasin rapidement. J'ignore si je suis content de la voir ou non, car j'ai une petite idée de la raison de sa venue ici.

— Salut, Henry..., dit-elle. Je peux te parler?

Son exclamation joyeuse habituelle a disparu de sa voix.

— T'es venue jusqu'ici sous cette tempête que pour me parler? demandé-je en prenant un air surpris même si en vérité cela m'enchante.

Elle paraît gênée un moment (chose que j'ai rarement vu chez elle), mais elle se ressaisit et pose la question que je redoutais :

— Pourquoi as-tu coupé les ponts avec Albert?

La dernière chose dont j'ai envie est de discuter de cela.

— Tu ne sais pas ce qui est arrivé, Olivia, lancé-je simplement.

— C'est faux: Albert m'a raconté.

Je reçois cela comme une claque. Alors il lui a tout dit?

— Alors tu devrais comprendre pourquoi je ne veux plus le voir, affirmé-je sèchement.

— Je comprends aussi que tu trouves plus facile de fuir que d'essayer de lui pardonner. Il est ta seule famille!

C'en est trop et je crois qu'elle l'a compris. Elle ne dit plus rien, tandis que je me prends la tête des deux mains, espérant qu'elle me laisse seul. Mais elle reste debout devant moi.

— Tu ne comprends pas, dis-je lamentablement.

— Albert m'a expliqué. Il m'a dit pour le coma de ta mère.

Je relève la tête et la dévisage. Je pète les plombs:

— Et t'a-t-il aussi dit que c'est lui qui a donné l'autorisation de la débrancher? Sans même me consulter!

Elle baisse les yeux et ajoute faiblement:

— Les médecins ont dit à Albert que les chances de son réveil étaient très minces et que, si elle s'en sortait, elle serait paralysée de tout le bas du corps.

— Et puis? m'insurgé-je.

— Cela faisait plus de deux mois qu'elle était dans le coma, Henry. Les médecins ont parlé à Albert pour qu'il comprenne qu'ils ne pourront pas lui apporter des soins indéfiniment et que le lit qu'elle occupait empêchait de soigner d'autres patients...

Je ne veux rien entendre de tout ça.

— Ce n'est pas une raison! Il a tué ma mère, voilà ce qu'il a fait!

Le silence se fait. L'ambiance du magasin n'a jamais été aussi cinglante.

— Et as-tu pensé que ce fut aussi difficile pour lui? demande Olivia. C'était sa fille. Il l'a perdu, il a perdu sa femme et il t'a perdu, toi.

— Tu es de son côté, à ce que je vois, remarqué-je. Alors tu peux t'en aller.

— Henry...

Ses yeux sont accablés d'une telle tristesse à mes dernières paroles, mais je ne dois pas y prêter attention.

— Va-t'en.

Elle me dévisage longuement et, peu à peu, la tristesse dans son regard se transforme en amertume. Voilà, elle vient de prendre conscience de mon intérieur, de mon âme noire...

— Pourquoi es-tu toujours si rancunier, si...

Elle ne termine pas sa phrase, mais je sais pertinemment où elle veut en venir.

— Parce que c'est ma vraie nature, déclaré-je. Personne ne peut me changer.

Elle n'ajoute rien, puis tourne les talons. Rendue à la porte, elle semble hésiter une fraction de seconde, mais quitte finalement le magasin. C'est ce que je lui ai demandé de faire, alors pourquoi cette déception m'oppresse soudainement?

***

Nous sommes dimanche et je ne suis pas sorti du magasin depuis vendredi soir. Je n'ai mangé que des nouilles instantanées, ainsi que des sandwichs au beurre de cacahuète et à la confiture. Tout à l'heure, Shiva, qui a une voiture, est venu déposer mes derniers effets personnels qui se trouvaient à l'appartement: une table de chevet, un micro-ondes, deux lampes et une petite commode. J'ai tout entassé dans le local. Le reste (mes vêtements, quelques livres, mes produits hygiéniques, ma nourriture, etc.), je l'ai déjà récupéré. Shiva ne risque pas d'entrer dans le local et de découvrir que j'habite là; c'est moi qui ait la clé.

Don't wanna close my eyes
I don't wanna fall asleep
'Cause I'd miss you, baby
And I don't wanna miss a thing

'Cause even when I dream of you
The sweetest dream would never do
I'd still miss you, baby
And I don't wanna miss a thing

Cette chanson de Aerosmith me fait penser à Olivia, lorsqu'elle l'a joué au spectacle. Je suis incapable d'expliquer avec des mots sa beauté, assise derrière sa batterie, emportée par le rythme et absorbée par son instrument. Mathias était le centre d'attention pour la plupart des spectateurs, mais mes yeux à moi ne pouvaient se détacher de sa soeur. J'ai compris leur métaphore concernant la fluorescence lorsqu'ils jouaient. Olivia était l'exemple parfait de ce phénomène chimique. Notre baiser me revient en mémoire sans raison apparente. Puis, notre discussion d'hier et sa façon qu'elle a prononcé mon nom après lui avoir dit de partir. Je l'ai déçue. Mais qu'espérait-elle? Que j'aille de ce pas pardonner à Albert? Que j'oublie ce qu'il a fait? Qu'on retrouve notre bonne relation d'avant?

Je décide d'oublier ça pour le moment. Je vais conseiller des clients qui viennent d'entrer, puis je passe le reste de la journée à écouter de vieux vinyles délaissés. Je griffonne dans Obscur :

«Sans la musique, je serai comme Saturne sans ses anneaux. Comme un violon sans son archet. Comme un peintre sans son pinceau.»

Pourtant, je me surprends à penser à M. Robert et à ses paroles.

Tu es talentueux, Henry.

Ta mère n'aurait pas souhaité que tu travailles à ce magasin toute ta vie.

Pleins d'opportunités s'offrent à toi.

Je fais taire sa voix dans ma tête, tout en me demandant: Comment ce magasin peut-il être à la fois mon échappatoire et ma prison?







———————————————

Surprise surprise, j'ai publié deux chapitres aujourd'hui, tu peux donc poursuivre ta lecture à l'instant!! ➡️

- cristal_sky

Adolescents FluorescentsWhere stories live. Discover now