II-Je suis folle

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Lorsque je me réveille, la première chose que je remarque est la douce chaleur de ma couverture. Un goût artificiel de citron, celui des calmants dont on me gave au moindre cri, me prend la gorge, tandis que deux yeux d'une belle couleur noisette m'observent. Les médicaments fonctionnent : les voix des Anges résonnent d'une façon étrange dans mon crâne dysfonctionnel, comme de lointains échos.

Je respire puis reporte mon attention sur les iris marrons. Ce sont ceux de Mme Vabien, la remplaçante de M. Broken. Dans sa robe blanche, très sobre et sérieuse, elle ressemble à une sage infirmière. La voilà qui sourit au regard que je lui adresse. Ses lèvres d'un rose pâle dessinent une courbe chaleureuse. Si elle ne semblait pas si nerveuse, avec sa mâchoire un peu trop serrée, ce sourire aurait même pu être sincère.

"Comment vas-tu ? me presse-t-elle.

Dans sa voix persiste un léger accent chinois que ses vingt années en France n'ont su enlever.

- Bien.

- Bien... répète-t-elle comme si c'était une information capitale.

Si M. Broken affirme que le remède est en moi, Mme Vabien, elle, n'hésite pas à me prescrire nombre de médicaments, baumes et huiles. Après tout, cela rassure tout le monde - y compris elle, y compris moi. Mme Vabien serait incapable de l'avouer : le remède aux maux de l'âme n'a pas encore été inventé.

- Il s'est passé quoi ? je demande.

Je sais bien ce qu'il s'est passé : la main, les voix répétant un même mot, moi qui cède de nouveau face à cette emprise... Je me palpe le cou à ce souvenir. La main est repartie, les Anges parlent de nouveau sans s'écouter. Voilà ma version. La version de ma conscience, comme diront les autres. Maintenant, c'est la version rationnelle que je désire entendre.
Comme à chaque fois qu'il fallait m'expliquer quelque chose, Mme Vabien commence par quelques mots censés me rassurer :

- Ne t'inquiète pas, tout va bien. Une petite crise passagère, rien de plus, il ne faut pas s'en faire...

Non je ne m'en fais pas, bien sûr que je ne m'en fais pas. Mme Vabien porte bien son nom.

- ... Cette nuit, tu t'es mise à hurler et... tu tentais de t'étrangler. Tes parents m'ont donc téléphonée.

- Mes parents. Où sont-ils?

- Je regrette, ils ont dû partir travailler. Cela leur a fendu le coeur de te laisser mais...

- Pas de problème."

Je ne connais pas plus courageux que mes parents. Ils n'ont jamais renoncé à sauver leur fille. Je sais que je leur dois beaucoup, que je n'ai pas le droit de les mépriser. Et puis, c'est tout naturel qu'ils doivent travailler. Ils ont pris tant de jours de congés pour veiller sur moi...

"Et toi, Do-Anne, que s'est-il passé dans ta tête?

J'hésite un moment avant d'articuler :

- Une main m'étranglait. Je lui demandais qui elle était, et tout à coup, les Anges se sont mis à répéter...

Ma voix est pâteuse et mon corps encore lourd : mes calmants font donc encore effet. Je distingue la voix de M. Broken dans l'éternel concert de murmures. Il dit avec amertume :

"C'est une empoisonneuse."

La lumière du matin m'éblouit soudain. Je cligne des yeux, mais continue :

- Ils disaient un mot que je ne comprenais pas."

Mme Vabien quitte le tabouret en forme de licorne sur lequel elle est assise. Elle passe sa main dans sa raide chevelure toute noire, à part une mèche teinte en rouge. J'aimerais dire qu'un profond silence règne, j'aimerais dire que pas un son ne gâche cet instant. Hélas, le murmure continu des Anges dans mon esprit détraqué ne s'arrête pas. Face au silence de la réalité, les voix se font plus fortes, plus audibles. Je ne perçois que trop les cris du nourrisson, les pleurs de la jeune fille. Les consoler ne sert à rien: leur douleur n'a pas de fin. Même à ma mort, leurs gémissements continueront. Peut-être même qu'ils me suivront dans l'au-delà.

Le Murmure des AngesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant