XII. Je suis ailleurs

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En un clin d'oeil, le décor a changé. Face à moi se tient un étrange personnage tout en longueur et d'une extrême minceur. Tout autour,une forêt baignée de nuit. Seul l'astre nocturne au front d'argent nous éclaire, ainsi que trois lucioles qui voltigent paresseusement.Voyant pour la première fois ces petits insectes, un sourire émerveillé naît sur mon visage, mon coeur se gorge d'une joie enfantine. Les arbres n'ont guère l'air menaçant, malgré l'obscurité. Au contraire, ils semblent rire. Le drôle d'humain trop étiré dodeline sa tête d'oeuf de droite à gauche, adossé contre le tronc d'un pin. Il porte une salopette noire rayée de vert sombre, habit qui va à merveille avec sa haute taille. Jamais je n'ai vu d'humain si maigre, sinon ceux des dessins animés. Je lui décelle même un petit air de Monsieur Jack.

"Bonjour. Belle nuit, n'est-ce pas? me salue-t-il.

Cette scène provient tout droit des contes. L'air tiède, semblable à une caresse, traverse mes vêtements, preuve indéniable de la réalité des lieux. L'herbe chatouille mes pieds nus sans les blesser. Comme si, animée par une âme bienveillante, elle cherchait à les caresser en guise de bienvenue. Le long personnage déplie ses jambes dans un craquement de branche, puis, une fois debout, m'observe d'un oeil mi-curieux mi-rassurant. Je dois sans doute ressembler à une petite créature égarée. Tout de même je parviens à articuler:

-Très belle nuit, oui.

Haut dans le ciel, les étoiles clignotent. Et ici-bas, les lucioles reflètent ce spectacle.

-J'aime les contempler. Il m'apaise un peu le coeur.

-L'apaiser de quoi?

Il rit, presque amer.

-D'habitude,les adolescents ne sont pas aussi francs. Ils se gagnent en hypocrisie à peine sortis de l'enfance... Et si tu veux le savoir,ma chère, c'est de l'amour que je désire apaiser mon coeur.

Après un silence:

-As-tu déjà connu l'amour?

-J'ai embrassé un garçon, je souffle comme si c'était suffisant.

-Donc tu ne connais pas l'amour... Sois-en heureuse.

-Que vous est-il arrivé?

-J'aime une femme qui ne m'aime pas.

Il se tait un instant. Durant cette pause mélancolique, un rire de jeune fille en profite pour se faufiler jusqu'à nous. Je tourne la tête: non loin de la forêt, à la lisière, se trouve un hameau. Une fête s'y déroule, mêlant le grand feu crépitant aux éclats de voix. Hommes et femmes dansent la ronde tout autour.

-Vois-tu celle avec le chignon, à la robe immaculée comme à un mariage..?
C'est elle qui rit. Les cheveux châtains presque bruns attachés en un simple mais beau chignon, dans lequel on a glissé une lys.

-Oui, tu la vois. Elle se nomme Ysmel. N'est-elle pas sublime, ainsi comblée,autour des siens..?

-Oui.
Je ne suis pas aussi charmée que mon interlocuteur, cependant. Lui la dévore du regard. Je réalise tout à coup le silence qui règne. Tout me semble plus doux, plus serein... Et j'en comprends vite la raison: les Anges se sont tus. Est-ce parce-que j'ai quitté la réalité, parce-que j'ai rejoint leur monde?

-J'aime Ysmel. Mais elle, elle ne le voit pas. Je suis trop ennuyeux, trop laid, trop susceptible, trop agaçant pour lui plaire. Elle est pleine de grâce, moi brutal et sans délicatesse..! Regarde donc: tandis que tous l'aiment, moi je vis dans la forêt.

-Déclarez-lui votre flamme.

Il fait un écart soudain, empourpré.

-Mais non! Enfin, je... Te rends-tu chez les Anges, au Ciel?

-Oui.

-Alors tu es sur la bonne voie! Ce lieu se nomme le Terminus. Terminus de la réalité, tout le monde descend! Exceptés les audacieux comme toi,ma chère... Avant de continuer ton chemin, ne désires-tu pas jeter un dernier coup d'oeil en arrière?

Son interminable bras désigne un lac juste derrière le pin. A la lumière de la lune, l'eau prend une allure de diamant. De temps à autre, la surface frémit, parcourue par les caresses amoureuses d'un peu de brise. L'habitant du Terminus poursuit en s'y dirigeant:

-Il faut savoir ce que tu risques de perdre en quittant ta chère réalité. Fais comme les autres, descend au Terminus, et tu retrouveras ta vie normale.

...Et être de nouveau malade, prise pour folle? Hors de question. Tout ceci n'est que délire, alors jouons le jeu jusqu'au bout.

-Regarde ce que tu perdras. Sache ce que tu quittes en avançant," insiste-t-il.

Comme il me l'incite, je me penche vers le lac argenté pour y contempler mes derniers lambeaux de normalité. Je distingue quelques poissons aux écailles ternes qui ondulent juste sous la surface. Leurs queues s'agitent sans nervosité. Dans quelle aventure je me lance? Je l'ignore. Je veux juste me jeter dans la folie. Voir jusqu'où elle m'emmènera. Il y a le rire d'Ysmel, là-bas, qui me rappelle combien je suis ignorante. Je ne connais rien de l'amour, il est vrai. De la vie en général, pour être franche. Pour cette raison, je veux découvrir le Ciel, l'étrange, la violence. Tout à coup le lac vibre tout entier. Son eau se métamorphose en cristal; soudain un gigantesque miroir émerge juste sous mon nez.

Il me donne les dernières nouvelles du monde que je quitte.

Le Murmure des AngesWhere stories live. Discover now