XXI. Je suis la reine de la fête

59 18 30
                                    

Quitter ces souvenirs de violence qui ne sont pas miens. Le galop de mon cheval me rappelle à la réalité, ou plutôt à ce qui s'en rapproche. Je traverse les bois à toute vitesse, peut-être pour essayer de fuir ma vision. Les sanglots de Puteri dans le crâne, je talonne ma monture, je lui crie "ya! ya!".  Au loin m'attend la ville de lumière, la fête immaculée sans guerre ni sang. La grande roue se rapproche, elle me tend ses bras de neige. La musique se fait de plus en plus distincte, m'évoquant les barbes à papa et les pommes d'amour. L'accordéon joyeux me manquait, l'enfance me manquait, les attractions me manquaient...

Ça y est, j'y suis arrivée. Le spectacle sous mes yeux me réjouit:toutes les habitations arborent du blanc innocent, des grand-huits se dressent çà-et-là, des forains vendent des sucreries. La foule remplit les rues, elle forme un brouhaha enjoué. Tout m'émerveille,tout m'amuse. Si dans la forêt l'été règne, ici il neige. Tout autour de moi voltigent les flocons, prenant d'assaut un lampadaire resté allumé en plein jour. Quelle est cette joie inexprimable qui me prend? La bonne humeur domine, le monde danse, la vie est prise d'un fou rire. Je suis éblouie par ce blanc éternel. Pourquoi rester plantée là, d'ailleurs? Il est temps de jouer! Alors d'un pas joyeux, je pénètre dans la cité de lumière.

"Bonjour,charmante demoiselle! me lance un commerçant. Prenez donc une pomme d'amour, elle est gratuite pour vous!

-Hé, la belle, vous prendrez bien un ticket pour mon palais des glaces? Je vous l'offre!

-Mademoiselle voudra essayer les montagnes russes? Cadeau d'ami, allez!"

Ils me donnent mille cadeaux, au point que je n'ai rien à payer. Tant mieux d'ailleurs, car je ne possède pas d'argent. Je m'amuse comme jamais, me plaisant à être la reine de la fête. Les gens n'arborant que du blanc, ils s'émerveillent de mes couleurs. Ils m'admirent et comblent mes désirs.

De nombreux garçons cherchent même à me séduire, avec bien plus de finesse que Joachim. Je n'ai qu'à leur lancer un regard pour les mettre à mes pieds. Je sais bien que ce jeu-là n'est toujours pas de l'amour, mais, amusée de ce loisir, je continue. Je ne leur dis rien sur mes origines, trop contente de pouvoir m'envelopper de mystère et d'attiser encore davantage leurs désirs.

Voilà tout, je me plais de leurs yeux éperdus, de leurs mains tremblantes sous l'émotion qu'ils tentent en vain de cacher. Les compliments habiles se succèdent: j'en ris avec les autres femmes.

Moi qu'on cachait des autres, moi qu'on enfermait au lit, voilà que je deviens l'idole d'un village blanc! Ma robe rouge virevolte et attire tous les regards; les flocons ne parviennent à l'atteindre.

L'un de mes courtisans, aussi pâle que les autres, trouve grâce à mes yeux. Avec ses remarques pleines d'esprit et sa voix chantante, il me plait bien. Après une brève réflexion digne d'une impératrice,mon choix s'arrête sur lui. Nous échangeons de plus en plus tous les deux, en seul à seul. En découle un baiser, un deuxième, un troisième particulièrement langoureux, et nous finissons serrés dans une étreinte flamboyante. De quoi me faire oublier quelques temps mes songes mélancoliques.

Nous sommes installés dans un parc enneigé, main dans la main, quand tout à coup j'entends des cris:

"Mais trouvez-la, bon sang!"

Je me relève, le coeur battant. Des centaines de corbeaux surgissent de la cime des arbres pour envahir le ciel de la ville. Ils croassent, véritables et terribles oiseaux de mauvais augure. Je devine qui est leur maître, ainsi que la raison de leur venue ici. Lâchant les doigts de mon courtisan, je m'apprête à partir. En vain: de gigantesques ailes noires claquent déjà, pires encore que celles des corbeaux, et face à moi surgit Binatang. Dans ses yeux se partagent l'inquiétude, la fureur et le désespoir. Son capuchon se couvre peu à peu de neige, mais ce spectacle ne l'émeut guère.

"Kebodohan, Do-Anne, tu pouvais faire ce que tu voulais. Tout sauf ça... Me trahir! Pour la deuxième fois! Non, je ne peux pas le permettre..."

Il m'agrippe la main et me tire sans douceur loin de mon amant. Je le sens soupirer et geindre à la fois, pris dans une tempête que je ne comprends pas. Il rugit comme il gémit, il gronde comme il hésite: tant de bruit au fond de son âme que je ne peux sonder. Ses ailes d'ébène s'agitent furieusement dans son dos tandis que nous retrouvons la forêt. En cheminant vers le château, il fulmine, parlant plus pour lui-même que pour moi:

"Je savais bien qu'elle avait changé. Nous ne nous comprenons pas, évidemment, nous ne nous comprendrons jamais... C'était certain qu'elle serait différente, c'était certain... Ce châtiment devait me tuer... Il l'a fait, il l'a fait à merveille..."

Et je sais à ces mots que je ne le connaîtrai jamais vraiment. Je sais aussi, sans pouvoir l'expliquer, que quelque chose s'achève.

Le Murmure des AngesWhere stories live. Discover now