VII. Je suis trop imaginative

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Do-Anne. Je m'appelle Do-Anne.

Il me faut quelques minutes avant de m'en souvenir. Je me répète encore mon prénom, mon véritable prénom, pour m'assurer que je ne l'oublierai pas de nouveau. Je suis dans ma chambre, dans ma maison; le jardin où se tenait la femme en pleurs n'existe pas.

Pourtant, ce lieu irréel demeure gravé dans ma mémoire avec l'exactitude d'un véritable endroit. Je me souviens parfaitement de la petite barrière en bois, de l'odeur de l'herbe et du soleil sur ma peau...

Non, pas ma peau. Celle de M. Broken.

J'étais M. Broken, j'étais dans sa tête et dans sa chair. Dans le jardin de mon défunt psychologue, donc, je me rappelle aussi d'un potager trônant à l'ombre d'un arbre. Un olivier. Cette mémoire qui ne m'appartient pas me fait presque sourire de nostalgie.

Mais cela s'est-il seulement passé ainsi? Est-ce là le véritable passé du vaniteux médecin? Tout semblait si réel! Je le sens au fond de moi: ceci est l'enfance de M. Broken, l'authentique secret de sa naissance. Cette affirmation faite, je me penche sur la signification de ce rêve. Peneroka Broken serait un Ange. Comme ceux dont j'entends les voix, peut-être même est-il lui aussi dans ma tête.

Peneroka?  je tente.

Les Anges ignorent mon appel, chacun perdu dans sa complainte. J'ai besoin de réponse, cependant je sais mes questions vaines face à ce bourdonnement trop furieux pour moi. Car voici que le murmure s'accentue avec frénésie. Si je n'ouvre pas les yeux, je risque de perdre contact avec la réalité, or je ne veux pas prendre ce risque. Je m'éveille pour éviter la noyade.

De la lumière passe à travers les rideaux azur de ma chambre, illuminant la pièce. Je jette un coup d'oeil à mon réveil: dix-neuf heures. Impossible pour moi de deviner la durée de mon sommeil. Je suppose que ma sieste n'a pas été courte, mais, incapable de me rappeler quand je me suis endormie, je ne peux en savoir davantage.

La fête de Yasmine était grandiose, voilà mes derniers souvenirs en tant que Do-Anne. Joachim et moi nous étions embrassés, puis il avait gardé ma main dans la sienne tout le reste de la soirée. Mon amie avait hurlé de joie, comme une fan hystérique, et le temps d'un soir, j'étais devenue l'idole, le sujet de toutes les conversations.

Ai-je honte? Non, sincèrement non. Je n'étais plus une folle cloîtrée chez elle, mais une belle inconnue surgie de nulle part. Et puis, Joachim a des qualités malgré la maladresse de sa drague et son abondante transpiration...

J'attrape mon téléphone portable, car d'après le silence régnant, mes parents ne sont pas encore rentrés. Or je réclame un peu de compagnie. Un message de Yasmine, indique l'écran de verrouillage. Elle me remercie d'être venue hier (je n'ai donc pas dormi plus d'une journée) et m'envoie des photos de la soirée: un joyeux défilé de grimaces, de vidéos au son saturé, d'innombrables selfies où s'est parfois glissé Eder, de filtres ayant plus ou moins fonctionné.

Je souris, mais en regardant ces captures de moments heureux, je réalise que je pourrais perdre tout cela. Si je dérapais pour de bon. Si les Anges me... Je revois la main sur mon cou. Je revois mon identité qui vacille. Les choses empirent, je le sais, je sombre. J'ai besoin de m'extirper de ce délire trop cruel, ne serait-ce que de parler à quelqu'un. J'insère le numéro de téléphone de Yasmine.

"Hey Dodo! Comment vas-tu depuis la dernière fois?

-Hey princesse. Je viens de me réveiller, en fait...

-Sérieusement? Eh bien, tu es une sacrée dormeuse! Tu as reçu mon message?

-Oui, les photos sont supers.

Elle devine aussitôt le problème.

-Tu es sûre que ça va? me demande-t-elle.

-J'ai fait un rêve un peu trop... réel, et je commence à me demander, enfin... si c'est...

-... le début de la fin?

-Je n'aurais pas dit mieux."

Il y a un silence, du moins dans la réalité, car mon esprit bourdonne, assailli du murmure des Anges. Je fixe la grande armoire en face de moi, comme si elle pouvait m'aider.

"Ne les écoute pas, ils sont le fruit de ton imagination.

La voix que je parviens à percevoir ne m'a jamais fait si plaisir à entendre.

-M. Broken? Alfred Broken? "

Je crois qu'il me répond, mais le cri d'une orpheline m'empêche de l'écouter. Le psychologue, maintenant que je partage son passé, me semble plus amical, le seul capable de m'aider vraiment. Une intime conviction me force à le croire: il n'a pas encore dit tous ses secrets, et cache derrière ses longues tirades la vérité. Sur moi, sur les Anges.

Dans le monde réel, Yasmine déclare:

"Ce doit être difficile pour toi. Mais n'oublie pas, Dodo: tu es la personne la plus brave que je connaisse. A ta place, j'aurais craqué."

Craquer. Je n'ai pas envie de savoir ce qu'elle entend par là. Nous discutons encore un quart d'heure, me consolant peu à peu, puis je raccroche le coeur plus léger. Parler avec Yasmine m'apaise toujours. Mes parents, pendant ce temps, viennent de rentrer.

En descendant les escaliers pour aller les saluer, une réflexion vient effondrer pour de bon mes doutes sur l'irréalisme de mon rêve: le nom de mon ancien psychologue n'est pas Alfred, mais Albert.

Le Murmure des AngesKde žijí příběhy. Začni objevovat