III- Je suis Jeanne d'Arc

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Le reste de la semaine s'est passé sans trop de soucis. Les Anges murmurent assez bas pour que je puisse les ignorer, parfois même il me semble qu'ils se taisent. Cela dure à peine le temps d'un battement de cils, mais cela suffit à me donner de l'espoir, à me sentir normale.

D'après Mme Vabien, ces signes sont très encourageants pour l'avenir, un avenir d'adolescente heureuse et bien dans sa tête. Mon crâne aussi cabossé que détraqué pourrait se remettre à l'endroit, qui sait?

Comme mon état s'améliore, mes parents m'autorisent à aller chez Yasmine, ce qui me réjouit autant que ma fidèle amie. Je veux la rassurer, elle que notre dernier échange au téléphone a dû inquiéter. Malgré moi, je culpabilise de la panique déclenchée, bien que je n'y sois pour rien.

Samedi, vers deux heures de l'après-midi, je me présente à la porte de Yasmine. En me voyant, elle pousse un cri joyeux avant de se jeter dans mes bras et de s'exclamer, ravie de la surprise:

"Dodo, je suis si contente de te voir! Tu pètes la forme, on dirait!

Elle claque une bise sonore sur ma joue, ce qui me fait rire, puis m'entraîne vers l'intérieur de la maison. Ma joyeuse amie m'invite à m'asseoir sur le canapé. Je remarque tout de suite qu'une nouvelle télévision trône en face: un écran large, incurvé, tout neuf, bien différent du ridicule téléviseur des années 90 qu'ils possédaient avant! Je me souviens du grzzz continu qu'il émettait, des sons parfois si mal retransmis qu'ils nous faisaient bien rire, Yasmine et moi! Aussitôt mon amie devine à quoi je pense:

-Eh oui, cette horreur est enfin partie! On a réussi à la vendre, va savoir comment!

-Non, sérieux?

Nous éclatons toutes les deux de rire, prises d'un fou rire que nous seules comprenons. Après cette longue minute de rigolade, je reprends:

-Au fait, tu voulais me raconter quoi à propos de Sébastien?
Ses yeux étincellent tandis qu'un sourire aux lèvres, elle me répond:

-Ah ah..! Je te laisse deviner!

-Il est le nouveau copain d'Astrid?

A ces mots, mon amie lève les yeux au ciel comme si j'étais la dernière des imbéciles. Ce geste me semble éloquent, car il y a des signes qui ne trompent jamais chez les personnes qu'on connait, des signes appris au contact de Yasmine.

-Tu l'aimes?

-Qui te l'a dit? sursaute-t-elle.

-C'était une hypothèse... qui se confirme, maintenant.

D'un coup, sa brusquerie devient de la gêne. Elle se mord les lèvres sans savoir si elle doit sourire ou gémir, alors, d'un regard amusé, je la pousse vers la première option. Yasmine éclate d'un rire maladroit, ensuite elle me confesse:

-On s'est embrassés lundi pour la première fois.

J'applaudis avec toute l'insouciance de l'adolescente en plein éveil à l'amour et autres absurdités. Elle rougit, ou plutôt essaye de rougir pour rester modeste face à cet exploit sentimental réalisé lundi. Un amour réciproque: voilà quelque chose d'étonnant. Comment deux êtres parmi toute l'humanité peuvent, par un merveilleux hasard, éprouver la même attirance l'un envers l'autre?

-Bravo princesse! Tu me le présenteras un jour, ton Sébastien?

-Oh oui! s'enthousiasme-t-elle en me serrant contre elle. Je parie qu'il va t'a-do-rer!

Avant de me préciser sur le ton de la confidence:

-Et puis il a un ami pas mal non plus. Joachim. Ça pourrait coller entre vous, non? Je suis sûre que tu vas lui plai...

-Tu es incorrigible, toi!"

Yasmine est gentille, à vouloir me traiter comme les autres, mais je sais bien qu'aucun garçon ne voudrait de moi. Personne ne peut tomber sous le charme d'une folle.

Le reste de l'après-midi s'écoule à toute vitesse. Nous regardons les photos de classe, faisons une partie de football, cuisinons des cupcakes (ses gâteaux préférés), nous bidonnons devant de bêtes vidéos de chats, jouons à Call of Duty, et ressortons même de vieilles poupées en tissu! Faire des choses de banale adolescente me manquait un peu. Grâce à Yasmine, je me sens un peu moins détraquée, moins folle. J'en ai presque oublié le murmure des Anges. Lorsque je lui avoue cela, mon amie me lance avec son éternelle sincérité:

"Tu sais, Dodo, les amis sont faits pour ça!"

Puis vient l'heure pour moi de repartir. De la voiture de ma mère, je distingue encore le visage de ma compagne qui me fait de grands signes derrière la fenêtre.

Dimanche, mes parents m'emmènent au musée de la ville, située dans l'ancien château. La collection n'est guère grande, à l'image du bourg qui l'abrite. Tant mieux, la visite sera courte, car n'étant pas férue de musées, je m'ennuie vite à contempler des tableaux que je ne comprends pas. Je préfère encore regarder le catalogue, c'est la même chose à mes yeux...

Comme je l'ai supposé, mon père s'extasie devant chaque oeuvre, allant d'un vase grec en partie cassé à une copie de la Joconde.  Quant à ma mère, toute fière de son bagage culturel acquis à la faculté, elle joue non sans orgueil le rôle de guide et analyse en ce moment un carré tout noir. Elle préfère appeler cela un monochrome, mais concède que l'idée est la même. Vers la fin de l'exposition, mon père lance soudain à une Do-Anne affamée et fatiguée à être tant restée debout:

"Regarde, Do-Anne, tu reconnais cette femme?

Face à nous se dresse une statue de guerrière levant un drapeau, le regard déterminé. Son armure médiévale semble étincelante dans le marbre blanc.

-Euh... Jeanne d'Arc?

-Exactement! s'enchante-t-il en prenant une photo de la sculpture.

Ma mère m'embrasse sur le front et me souffle:

-Vois-tu, ma chérie, elle aussi a entendu la voix des anges... Sans eux, elle n'aurait jamais pris les armes pour affronter les Anglais."

Je souris à cette idée. Un point commun avec une telle figure de l'Histoire? Ça me plait bien. L'idée d'être la Jeanne d'Arc du vingt-et-unième siècle me semble plus agréable que celle d'être folle. Le seul détail m'embête, mais je ne préfère pas le faire remarquer à mes chers géniteurs: Jeanne d'Arc mourut brûlée vive et fut traitée de sorcière.

Le Murmure des AngesWhere stories live. Discover now