XIII. Je suis loin d'eux

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"Où est Do-Anne? lance ma mère, dont le visage s'affiche sur l'eau.

La scène se passe au salon, qui sert aussi d'entrée. Mme Vabien se tient bien droite sur le canapé, les mains sur son pantalon blanc; nerveuse sans parvenir à le cacher. Vient-elle pour moi, pour encore me droguer, pour encore me cantonner au lit et aux nuits sans rêve?

Trop tard, si c'est cela: je me suis échappée de son monde.

Si elle ne cherchait pas tant à m'aider,  je l'en voudrais presque. Elle empoisonne les âmes car on l'a éduquée comme empoisonneuse. Moi je délire, car on m'a éduquée comme folle.

-Elle est partie dans sa chambre, répond mon père.

-Elle dort?

-Je crois que non...

Ils m'imaginent tous encore là, avec eux. Mais non, pourtant, je suis déjà partie... Mme Vabien se lève soudain en déclarant:

-Si elle est réveillée, alors je vais lui parler...

-Lui parler de quoi? coupe mon père, anxieux.

Elle ferme les yeux un instant. De l'autre côté du miroir, mon ventre se noue.

-Do-Anne enchaîne les crises, depuis quelques temps et... Il vaudrait mieux, pour son bien, la... la mettre dans un établissement mieux équipé, où elle sera prise en charge d'une façon... plus sérieuse.

-Un hôpital psychiatrique? souffle ma génitrice, tout à coup livide comme un être d'outre-tombe.

Elle non plus n'ose y croire. Ne devais-je pas voir dans ce lac les bonheurs que j'allais perdre? Ou bien, le Terminus m'encouragerait-il à avancer..? La réalité, du moins ma réalité, m'apparait sous un jour de plus en plus terrible.

-Oui,acquiesce ma psychologue.

Pour une fois, elle ne rajoute pas de formules censées rassurer; pas de "rien de grave", pas de"tout ira bien". Juste un aveu glacé, un diagnostic: la folie pour de bon. Mon père ébranlé attrape le bras de la spécialiste.

-Attendez! Vous ne pouvez pas lui dire ça ainsi! Elle... enfin... Il n'y a pas une autre solution?

-Désolée."

Et dans sa voix, je la sens sincère. Mme Vabien se rend là-dessus dans ma chambre. J'ignore ce qu'elle va découvrir: dans quelle position se trouve mon corps? Suis-je morte? Endormie? Debout, à gesticuler comme une somnambule? La réponse vient vite: je suis sur le plancher, roulée en boule, la respiration lente, plus fragile que jamais. Pareille vision me déconcerte quelque peu: cet être frêle,c'est moi, c'est ma coquille vide. Aux pieds de mon lit, la tête penchée vers l'impassible grande armoire, je gis d'une façon lamentable.

"Do-Anne?

Mme Vabien accourt. Aussitôt mes parents rappliquent, alertés par son cri étouffé.

-Do-Anne!

Je suis partie, j'ai fini par rejoindre les Anges, je suis sur le trajet pour le Ciel, inutile de chercher à me réveiller, ne vous inquiétez pas trop, je dois aller jusqu'au bout de cette histoire... J'aurais voulu leur parler, mais mes explications ne les auraient pas rassurés, loin de là. Cela aurait précipité mon départ pour l'asile. L'asile... Ce mot a un goût détestable, dissonant, désagréable à l'oreille et au coeur. Voilà, je suis une véritable folle, c'est officiel.
-Bon sang, que s'est-il passé?

Je réalise alors que mon lit est sens dessus dessous. A ce que je vois, je n'ai pas quitté la réalité sans violence... Mes parents m'attrapent l'épaule, cherchant à me ramener chez eux. Inutile. Ma petite enveloppe vide ne se réveille pas.

Le Murmure des AngesWhere stories live. Discover now