XX. Je suis Puteri.

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Sous mes yeux, la cité prenait feu. Les armées de mon seigneur semaient la panique, tranchant tout ce qui passait trop près d'eux, pareilles à une énorme créature jamais rassasiée. Elles arboraient le visage impassible des soldats qui la composaient. Les voilà qui avançaient, leurs épées hautes, leurs bannières flottant au vent. Je me souviens avec exactitude du bruit de leurs pas sur le sol: bom-bom, bom-bom. Semblable au coeur battant.

Quel effroyable massacre! Pourtant je gardais le silence tant je craignais le courroux princier. Pourquoi pareille violence? Sur la perfide influence de ses noires pensées, il avait dit:

"Abandonnez les épées magiques. Reprenez celles en fer, et tuez-les tous."

Mon seigneur ne savait pas ce qu'il disait, il ne réalisait pas ce qu'il faisait... Pardonnez-le! Il perdait son immense bonté face à l'incompréhension. Mais moi, Puteri, sa dévouée servante, je connaissais sa douceur et sa pureté. Souvent, dans le parc, je l'avais vu avec sa soeur qui lui disait:

"Ô mon frère, mon frère adoré! A-t-on déjà vu plus gentil que toi?"

Il avait toujours traité ses serviteurs avec générosité et c'était de lui que j'avais obtenue une magnifique robe. Cette robe qui, plus tard, me valut l'admiration des gens et le surnom de "Princesse".

Jusqu'au jour où mon seigneur commença à s'enfermer dans la bibliothèque... Son esprit se troubla, des tourments vinrent se loger dans son regard sans que nous ne puissions rien y faire. Ne pouvant le sauver, je décidai de l'accompagner dans sa déchéance.

Maintenant je contemplais le résultat de cette lente destruction, assise aux pieds de mon maître. Il fixait la scène avec un mélange de dégoût et de rage, l'oeil ici et ailleurs.

Trois Anges s'étaient jetés à corps perdu dans une bataille perdue d'avance. Leurs têtes roulaient quelques minutes après au sol pour rejoindre l'immonde mare de sang. Je réprimai un cri désapprobateur en serrant l'étoffe de mon habit. Aujourd'hui, je portais la splendide robe donnée par le Prince: vêtements de fête pour funérailles affreuses.

La machine cannibale poursuivait son avancée. Je vis une femme dont on assassinait les enfants, et cette scène me brisa le coeur si bien que ses larmes devinrent miennes.

Ça y est, je ne contenais plus mes émotions, ma répulsion. Deux longs filets salés jaillirent de mes yeux, bientôt rejoints par un troisième et un quatrième. Je tentai de me retenir encore, mais l'effort fut trop difficile. Un spasme me trahit.

Mon maître dut remarquer mes sanglots puisqu'il posa ses mains sur mes épaules en demandant:

"Tu pleures pour ces ingrats?

Pas de réponse: ma gorge se nouait. La pression de ses doigts s'accentua.

-Réponds!

-Ou...Oui.

Il s'accroupit puis se plaça face à moi, à ma hauteur. Je voyais une lueur terrible briller dans son iris.

-Je croyais que tu me comprendrais, toi au moins, ma dévouée Puteri...

Il se releva pour s'adresser à un soldat:

-Emportez-la."

Je criai, je me débattis. La poigne était trop forte, beaucoup trop forte. Les larmes me brouillèrent ensuite la vue: je ne discernai pas les pièces et le chemin qu'il me fit parcourir, mais je remarquai une forte baisse de température au fur et à mesure du trajet. Froid, de plus en plus froid. Nous atteignîmes finalement une prison aussi humide qu'oppressante, dont l'apparence lugubre ne laissait aucun doute quant à ce qui m'y attendait.

Encore un peu de sang séchait sur un barreau, trace du dernier assassinat. Me torturerait-il avant? Je le voyais affuter sa lame, maintenant que mes sanglots s'étaient calmés.

"Tu sais aussi bien que moi que ça ne me plait pas.

Cette voix... Mon coeur s'accéléra dans ma poitrine.

-Peneroka? C'est toi, Peneroka? Mon ami d'enfance..?

Il avait tant changé! Son visage s'était durci, ses traits avaient perdu de leur finesse, sa carrure s'était renforcée. Ses ailes, qu'autrefois il déployait en toute occasion, gisaient désormais dans son dos d'une façon lamentable. Presque honteux de son plumage.

-C'est moi, Puteri...

J'allais mourir de la main de mon compagnon d'enfance! Toutes ces joies des premières années, tranchées en même temps que ma tête? Le Prince savait-il seulement quel odieux crime il faisait commettre à ses vassaux? Quelle folie le prenait donc?

Son coeur, hanté par la fureur, avait perdu toute bonté. Impossible: cette monstruosité-là ne pouvait venir de lui. Je l'avais vu grandir, s'épanouir, je l'avais aimé comme un fils..! Et maintenant, il me tuait à travers un ami d'autrefois!

-Oh Puteri, tu es devenu si belle... murmura Peneroka d'une voix douloureuse. Quand tu as quitté notre village natal, tu n'avais pas encore cette grâce. Si seulement j'étais resté avec toi...

Comment pouvait-il dire cela avant de commettre un acte si horrible? Pourquoi exprimait-il ses regrets?

-Et toi, Peneroka, tu as tant changé. Qu'est-e qu'ils t'ont fait?

-Je suis allé sur Terre. J'ai aimé. J'ai dû partir pour épauler mon prince. Je lui ai juré fidélité, et j'y ai tout perdu.

Ses mots semblaient le meurtrir tant il articulait avec peine. Et cela fut pire quand il continua:

-J'ai tué la femme de mon frère, mon père, ma mère... J'ai tué tout le village et j'y ai laissé mourir mon frère. A-t-on vu pire que moi?

-Oui, répondis-je. Le Prince.

Il y eut un silence, durant lequel il fit des efforts pour retenir ses larmes, tournant autour de moi avec la détresse d'un lion en cage.

-Bon sang, tu me rappelles celle que j'ai laissée sur Terre... Cela fait mal, si mal... Va-t'en, Puteri, j'ai assez tué dans ma vie. Ne me regarde pas mourir. File. Enfuis-toi.

Je demeurai tétanisée. Alors il aboya:

-Hors de ma vue!"

En prise avec des émotions contraires, je pris mes jambes à mon cou. Je courus, courus, et ne revis plus jamais Peneroka. Les autres finirent par me retrouver, comme le voulait la loi du plus fort. L'unique chance que j'eus, cette fois, fut d'être tuée d'une coup sec. Ma dernière vision fut une bannière de colibri, au loin, qui s'incendiait. Une révolte: l'armée du Prince s'effondrait sur elle-même. Bientôt il ne resterait plus aucun Ange au Ciel.


Le Murmure des AngesWhere stories live. Discover now