XVIII. Je suis Penghormatan

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Penghormatan, générale du deuxième régiment au service du Prince.

Présentée ainsi, ma vie semblait simple et bien rangée. Mais pour conserver cette impression, il faudrait oublier les cadavres, les choix douloureux et la violence.

J'ai beaucoup tué, beaucoup trop tué. Certains vantaient ma bravoure au combat: je n'y vois que folie meurtrière. D'autres m'affirmaient déterminée quand je faisais preuve d'entêtement. On saluait ma loyauté là où je m'aveuglais à suivre mes païens idoles jusqu'en Enfer. Nul n'y croyait, pourtant si j'avais survécu à tant de batailles, je ne valais ce miracle qu'à de la pure chance. Ils s'inventaient des héros pour garder courage : impossible de leur reproche cette quête de modèles. Pourtant, cette réputation ne m'attira que des ennuis...

J'oeuvrai durant deux ans dans les rangs de notre reine Celakalah, me taillant ainsi une certaine notoriété. Mes compagnons d'armes me surnommaient "la Lionne", étrangement moins pour mon appétit féroce que pour mes soit-disantes prouesses guerrières. Je montai peu à peu les échelons, à la grande joie de mes vieux parents. Je voulais les rendre fiers. Peut-être est-ce en partie pour eux que je laissais filer les rumeurs... Je venais dès que je pouvais chez eux, dans leur maison au milieu des champs. Ils étaient mes seuls confidents, et ils savaient trouver les mots justes pour m'aider.Même si mes décisions, malgré leurs conseils, ne furent pas toujours excellentes.

Je discutais au coin du feu avec ma chère mère quand un messager arriva:

"Penghormatan, du septième bataillon?

-C'est moi.

Il me dévisagea. En tenue paysanne, à savoir une robe toute simple et des sabots, j'impressionnais moins que vêtue d'une armure. Malgré cette surprise, il déclara:

-Le Prince Binatang, frère de notre souveraine Celakalah, désire vous voir. Il a reconnu en vous un bon soldat, de plus il a une offre à vous faire.

-Laquelle?

-Un labeur nécessitant vos talents militaires.

Il baissa la voix pour préciser:

-...Vous recruter dans son armée.

Le Prince posséderait une armée? Je cachai mal ma stupéfaction. J'arrivai tout de même à articuler:

-Je dois obéissance à mon prince.

D'un sourire entendu, le messager conclut:

-Fort bien! Venez demain à son château. Peu importe l'heure précise."

Là-dessus il se retira. Je lançai un regard à ma génitrice: celle-ci acquiesça sans vivacité, approuvant mon choix ainsi que la volonté princière. Forte de son approbation, je partis le lendemain quelques heures après l'aube. Ma monture, habituée aux longues traversées, ne présenta aucun problème quant à quinze ou vingt kilomètres. J'atteignis sans difficulté la demeure de Binatang. C'était une forteresse de briques noires, grouillante de vie due au va-et-vient incessant des serviteurs, entourée d'une splendide forêt. L'été y semblait éternel. Bien que le printemps commençât tout juste, le soleil y brillait ici fort et les bourgeons éclosaient déjà. Quelques enfants aux jolis habits s'amusaient à jouer autour de moi, attendrissant mon coeur et le gonflant de joie. C'est pour ces marmots que je me battais.

Mon cheval mis à l'écurie, une servante m'amena au prince. Après que le chambellan m'ait annoncée d'une voix, ce dernier m'accueillit dans son salon. Une pièce d'un luxe incroyable m'attendait: les assiettes à la porcelaine fine, les gobelets dorés, les mets exotiques, la harpe de cristal au fond de la pièce... Tout scintillait, tout attirait mon regard émerveillé de paysanne. Les coussins aux admirables motifs me donnaient envie de m'y allonger, de dormir après mon pourtant rapide voyage. Une grappe de raison à l'allure juteuse et sucrée brillait das sa coupelle de cristal. Au milieu de ce paradis, le prince ressemblait à un dieu. Les traits juvéniles, les mains fines, l'oeil habitué à de pareils trésors, il était assis sur un sofa exotique. Sa veste revêtait ses armoiries royales: un colibri d'azur prenant son envol.

"Bonjour Penghormatan, quelle joie de vous recevoir! Avant toutes choses, je souhaite saluer vos exploits guerriers, car il me semble que c'est vous qui avez anéanti les Cents Démons de Hator, avec la même bravoure que mon ancêtre Horus, il y a des siècles...

-Merci. Mais je n'ai fait que mon devoir... Ainsi, vous formez une armée, mon prince?

Il le confirma d'un signe de tête. Dans son dos, deux ailes émergeaient discrètement. Elles étincelaient, plus blanches que toutes les autres, éblouissantes comme deux soleils qu'on aurait tranchés en fines plumes. Elles se dévoilaient peu à peu tandis qu'il se levait. Un tel aura de puissance me coupa le souffle un instant.

-Penghormatan, cette armée a été créée dans un but bien défini. Voyez-vous, nos ancêtres se rendaient sur Terre pour veiller sur les humains. Or leur mortalité les empêcha de mener au mieux leur mission... Regrettable.
Mais à présent, j'ai trouvé le moyen de conserver les esprits angéliques et de les envoyer sur Terre afin d'accomplir ce pour quoi notre peuple est né."

Tout Ange serait prêt à tout pour poursuivre la tâche de ses ancêtres.
"Quel est ce moyen, mon prince?

Il tourna son ceinturon, révélant un fourreau élégant, puis il en  sortit une longue épée gorgée d'une magie tout droit sortie d'un temps reculé. Son regard devient grave, mais brûlant de détermination.

-Cette épée ne tue pas, ou plutôt elle ne tue pas totalement. Elle rend l'âme immortelle. Cependant le corps souffre comme avec une lame ordinaire et meurt.

-Vous allez... la planter dans chaque Ange?

-Avec ton aide et celle de toute mon armée.

Le doute me tirailla aussitôt. Tuer les miens avec la maigre promesse d'une vie éternelle? Non, je ne pourrais pas... Il devait certainement y avoir une autre solution... Comme si le Prince lisait dans mon esprit, il me dit:

-J'ai essayé de trouver un autre procédé. En vain. Ceci est la seule façon d'accomplir notre céleste objectif. Et puis, réfléchissez, Penghormatan: ces noms qu'ils maudiront en tombant, ils les béniront sur Terre.

-Je ne cherche pas la gloire.

-Je sais: vous cherchez le bien commun. Or le bien commun réside dans cette épée.

Au fond de moi, je le savais. C'est pour cette raison que, pied à terre, je dis:

-Je dois obéir à mon Prince."

Il me releva, soulagé de mon soutien, et me tendit l'épée.

Par la faute de cette épée, une guerre civile éclata. Celakalah fut furieuse en découvrant l'armée clandestine, refusant d'accepter la possibilité de rendre l'âme immortelle. Je ne tranchais plus des démons, mais mes propres frères. Ils ne comprenaient pas pourquoi nous agissions ainsi. Au départ, nous tentions de le leur expliquer, mais ou ils ne nous croyaient pas ou ils s'enfuyaient avant. Alors nous finîmes par accepter ce rôle de meurtrier, certains qu'au fond nous faisions le bien. Plus le temps passait, plus des combats devenaient sanglants, plus la folie meurtrière s'éveillait dans nos coeurs. Il fallut faire des prisonniers, torturer certains pour donner l'exemple.

Mon prince, le seigneur Binatang, perdait de plus en plus son calme. Sa soeur réfutait le bien-fondé du projet car, sur Terre, il était difficile de savoir les Anges arrivés ou non. Réduits à l'état d'esprit dans la tête des humains, ils n'étaient que voix invisibles.

"Pourquoi leur offrir la vie éternelle, les aider à réaliser leur quête, eux qui sont si ingrats?" fulminait le prince.

Cette idée dut faire son chemin puisqu'un jour, il m'ordonna:

"Abandonnez les épées magiques. Reprenez celles en fer, et tuez-les tous."

Je le fis. Je tuai les miens, tous ceux qui restaient et qui n'étaient pas dans mon armée barbare. J'étais devenue l'auteure d'un génocide, moi qu'autrefois on acclamait en héroïne.

Le Murmure des AngesTempat cerita menjadi hidup. Temukan sekarang