IX. Je suis Takdir

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Mon nom est Takdir. J'étais un devin respecté dans toutes les contrées du Ciel, l'Ange sachant l'heure de début et de fin de chaque chose. Mes immenses ailes immaculées semblaient pouvoir envelopper le monde entier, car à cette époque, je m'épanouissais dans la fleur de l'âge.

J'allais épouser Nasib, la plus savante des Anges et la plus belle de toutes.

Je sillonnais le globe, tantôt marchant tantôt volant, je donnais de mes services à tous, quelle que fût leur condition sociale. On m'avait élevé en m'apprenant la charité, aussi j'appliquais du mieux que je pouvais ce noble enseignement. J'instruisais vieillards et enfants des chemins de l'avenir, eux qui n'arrivaient pas à les percevoir. Grâce à mon don, je vis bien du pays, mais je revenais toujours à mon village natal puisque là m'attendait ma tendre et rusée fiancée.

Alors, sur le chemin du retour, je chantais que j'allais épouser Nasib, la plus savante des Anges et la plus belle de toutes.

Notre mariage aurait lieu à la fin des moissons. Cette idée gonflait mon coeur autant qu'il me rendait impatient, elle accélérait mon pas. Pauvre fiancé insouciant que j'étais.

Pour mes noces, mon frère Peneroka, parti il y a des années afin d'explorer d'autres mondes, m'avait promis sa venue. La dernière fois que je l'avais vu, il s'agissait d'un jeune et joyeux luron.

Pourquoi n'ai-je pu deviner la tragique suite, moi qui étais oracle, moi qui aurais pu savoir? Ironie cruelle de la vie et ses lois: un devin ne peut rien voir de son propre futur, de même qu'on ne peut observer son propre visage sans miroir ou reflet.

Même moi, je suis un sot.

Nous étions un bel après-midi d'automne lorsque nous nous mariâmes. Sonnaient les cloches et dansaient les gens. Comme Nasib resplendissait, dans sa robe blanche où on avait accroché des fleurs sauvages..! Son regard intelligent me séduisait encore plus que d'habitude, son sourire charmait tous les convives, ses manières de reine m'envoûtaient follement.

Et surtout, je ne parvenais à quitter des yeux ses lèvres, ses lèvres que je désirais tant. La tradition angélique voulait que les deux amoureux ne s'embrassent pas avant le coucher de soleil suivant le mariage. Alors en attendant, on festoyait toute la journée, parfois très tôt le matin. Aussi je faisais taire ma sourde exigence, sachant que mon voeu serait bientôt exaucé.

Cela sonnait comme un rire: j'allais embrasser Nasib, la plus savante des Anges et la plus belle de toutes.

Non contente de son immense grâce, elle détenait également un esprit vif formé par la lecture. Elle maîtrisait la géographie avec autant d'aisance que la physique, s'avérait mathématicienne talentueuse et poète poignante. Comme moi, elle pouvait lire l'avenir: il s'agissait là du seul domaine où je la dépassais. J'aimais être son élève, comprendre le monde par ses paroles me plaisait.

Hélas, même nous, le couple d'oracles, nous ne pûmes prévoir notre tragique fin. Sonnaient les cloches et dansaient les gens. Tout futur nous concernant demeurait invisible. Soudain arriva Peneroka, mon frère le revenu. Il affichait une triste allure, trop triste pour un jour pareil. Ses jours s'étaient durcis et tirés, au point qu'il ressemblât à un vieux soldat arrivant du front; tandis que son regard, ce regard perdu et désoeuvré, trahissait des remords. Quels remords, mon frère? Pourquoi souffrais-tu en silence? Je m'approchai de lui, posant mes mains sur ses épaules, et lui demandai:

"Que se passe-t-il?

Dans ma soudaine inquiétude, je négligeai toute politesse. Le brouhaha joyeux de la fête baissait peu à peu, car un corbeau se remarquait vite au milieu des oiseaux chatoyants. On écoutait la discussion entre les deux frères en faisant mine de ne pas le faire. Mais je le sentais bien: le coeur battant de la fête s'était ralenti, presque arrêté.

Nous attendions tous la réponse de Peneroka, ce que celui offrit d'une voix morte:

"Takdir, mon frère. Je reviens de la Terre, ce monde païen que nos ancêtres voulaient protéger. Ces derniers se croyaient supérieurs aux Hommes, car pourvus d'ailes et de pouvoirs. Mais comme eux, bien que nous ne le leur cachions, nous sommes mortels et sujets aux maux de la chair. Nous finîmes par quitter la Terre, incapables d'arrêter le pêché humain, pour retourner dans notre monde d'origine: le Ciel. Cependant, notre prince a découvert le moyen de nous rendre immortels dans le monde humain, par conséquent de poursuivre la tâche qui nous fut incomb...

-Viens-en aux faits.

Seules les cloches continuaient de sonner. Le regard de mon frère vacilla.

-Takdir, mon frère, je suis devenu général.

Je ne réalisai qu'à ce moment que sous sa tunique, il portait une armure de fer. Le bras de Peneroka se leva, les doigts pointés vers le ciel.

-Pardonne-moi, Takdir. Je dois obéir à mon prince."

Tout à coup surgit une multitude de guerriers aux ailes déployées. Ils se ruaient sur nous en poussant des cris cruels, leurs épées dégainées, étincelant sous le soleil d'automne. Des Anges venaient tuer des Anges. Comment notre prince pouvait ordonner la division d'une famille?

Tout se déroula en un éclair. Le sang des miens m'éclaboussait et moi, impuissant, désarmé, je voyais mon frère massacrer mon père. Hurler n'aurait servi à rien. Je refusais de contempler la tuerie, je refusais d'assister à la chute de mon univers. N'ayant jamais pris les armes, je ne pouvais me battre contre ces assassins, ces traîtres, ces...

Les larmes me vinrent tandis qu'autour de moi, les lames se plantaient dans l'innocente chair. Combien de temps cela dura-t-il? Je l'ignore. Mais au bout d'une effroyable éternité, moi qui m'étais caché les yeux, j'entendis ces mots atroces:

"Takdir, mon frère. J'ai trop tué aujourd'hui. Je te laisse en vie, mais je sais que tu succomberas vite. Adieu!"

Il y eut des cliquetis d'armure, le sifflement des épées rentrant dans leurs fourreaux, puis le silence. Quand j'ouvris les yeux, il n'y avait que des cadavres autour de moi. Je refuse de décrire cette scène. Je l'ai trop souvent revue dans mon esprit.

Sachez juste que le corps de Nasib était intact. On l'avait tuée sans trop endommager sa beauté, et on avait fermé ses délicates paupières. Même dans cette horreur, quelqu'un avait respecté la grâce du monde.

Dans son sommeil, ma bien-aimée avait perdu sa faroucherie, ne laissant de sa vivacité qu'une pâle élégance inerte. Et la nuit venait avec douceur recouvrir cette danseuse immobile, blanche très exactement.

Le soleil se couchait, mon amour. Je pouvais enfin t'embrasser. Alors j'ai posé mes lèvres sur les tiennes glacées, j'ai caressé tes mains insensibles, tandis que dans ma bouche s'engouffra ton sang. Mais je fis taire mon dégoût car peut-être que ton esprit rôdait encore, et que tu voyais cette ultime preuve d'amour. Ta délicieuse âme partie, je ne pouvais encore percevoir que ton corps.

J'avais embrassé Nasib, la plus savante des Anges et la plus belle de toutes.

Là-dessus je me tuai.

Le Murmure des AngesWhere stories live. Discover now